Par Amalia Greve Danielsen
La première fois que j’ai entendu parler du roman Le Jeu du Démiurge de Philippe-Aubert Côté, paru aux éditions Alire, c’était durant le Congrès Boréal 2017, alors que j’y accompagnais d’autres étudiants des Horizons imaginaires. Ma curiosité a tout de suite été piquée lorsque l’auteur a prononcé les mots «space opera», et quelques mois plus tard, j’ai enfin pu tenir l’imposant roman entre mes mains. «Imposant», je tiens à le préciser, parce que Le Jeu du Démiurge est en fait la combinaison de deux romans : Le Sommeil des arbres-machines (t.1) et Un monde à l’éternité (t.2). Le tout forme une énorme brique de 700 pages, ce qui, je dois l’avouer, a beaucoup retardé le début de ma lecture. Un autre aspect qui a légèrement contribué à mon «blocage» initial est la complexité de l’univers et de l’histoire imaginés par Philippe-Aubert Côté. Cependant, dès que je me suis réellement investie dans la lecture, ce roman qui avait d’abord l’air trop gros m’a semblé manquer de pages! (Et c’est alors qu’on est content de déjà avoir le second tome sous la main! Hé hé hé…)
Le Sommeil des arbres-machines nous raconte deux histoires en parallèle. La première commence en 2901 avec le Ludis Nemrick, un jeune Éridani; les Éridanis sont de lointains descendants des humains, des êtres hermaphrodites dont le corps est fait de chair et métal. Il part pour une dangereuse mission sur fond de colonisation dans l’espace. Ses motivations? L’amour, bien sûr! Un amour pour le Techno Rumack, qui lui, est un grand rêveur et créateur. Mais il faut maintenant faire un bond jusqu’à l’an 3045, où on retrouve Takeo, un jeune fauteur de trouble appartenant à la race des Mikaïs — ceux-ci forment un peuple où se mêlent les traits de l’homo habilis et de l’homo sapiens, créé par nul autre que Rumack. Takeo, malgré ses bonnes intentions de sauver son grand-père de la «régression», est souvent à l’origine de toutes sortes d’ennuis, à cause de son mauvais tempérament… Les deux histoires et leurs personnages sont liés, et on s’en rend compte très tôt lorsqu’on apprend que la fameuse régression est en fait causée par le «Mal de Rumack», un phénomène qui réduit les Mikaïs à un état sauvage et agressif. Complots, secrets, rumeurs et menaces de guerre composent une bonne partie de la trame de cette histoire que je vous invite à découvrir et que je n’ose pas résumer, tant elle est richement développée!
Parmi tout ce qu’offre cette œuvre captivante, ce que j’ai le plus aimé était les personnages et les relations qu’ils entretiennent. J’ai notamment trouvé très intéressant le fait que malgré tout le progrès des Éridanis, entre autres sur le plan de leur évolution technologique, ces êtres continuent de vivre, en 2091, une existence toujours régie par bon nombre des mêmes tensions émotionnelles que nous connaissons actuellement. Ça les rendait donc très «humains», et c’est pour cela que j’ai pu comprendre leurs petites manies et m’attacher à ces eux facilement. Par exemple, même si certaines actions de Nemrick avaient souvent tendance à me contrarier, ce dernier demeure l’un de mes personnages préférés du roman! Un autre élément qui a su me garder captivée réside dans les relations et dans l’expression des identités sexuelles qui ont cours chez les Éridanis autant que chez les Mikaïs. En effet, comme ils sont hermaphrodites, les Éridanis n’ont pas une vie régulée par une distinction des genres féminin et masculin, et chaque individu est simplement reconnu pour et par sa personnalité. J’ai trouvé cela très inspirant, et ça m’a amenée à un peu plus reconsidérer la société dans laquelle je vis aujourd’hui. Toutefois, dans le roman, tous les pronoms et les déterminants utilisés pour les désigner sont accordés au masculin. Est-ce à cause des limitations de la langue française, où le genre neutre s’exprime par le masculin? Ou bien est-ce voulu par l’auteur, puisque les parents de Nemrick le considéraient comme leur «fils»? Les Éridanis auraient-ils une légère préférence, toute en nuance, pour un certain genre? Il m’a semblé que oui et qu’ils penchaient davantage pour le masculin plutôt que pour le féminin. Bref, quelques questionnements, autant liés à l’univers qu’à la trame de l’histoire, me sont venus pendant ma lecture, et j’espère déjà les réponses que le second tome ne manquera sûrement pas de contenir, tout comme les prochaines surprises et, sans doute, de nouveaux questionnements! Évidemment, je vous reviens prochainement avec un nouvel article à son sujet; entre-temps, lancez-vous dans la lecture de ce grand livre, vous ne le regretterez pas!
Révision: Adario Chirgwin-Dasgupta et Mathieu Lauzon-Dicso
Merci beaucoup pour ces explications détaillées, Philippe-Aubert ! Les effets sémantiques, les glissements ou les renforcements imprévus qu’a entrainés l’usage du pronom « il » sont fascinants, dans ce roman !
En fait, on dirait que l’originalité de la chose tient avant tout dans le cadre romanesque, dans les interactions mêmes des personnages, dans la description que vous en faites, davantage que dans le jeu stylistique. Certains auteurs préfèrent travailler la langue, la déconstruire et la reconstruire, et c’est ce travail qui sera le plus visible, le plus représentatif et le plus inoubliable; dans votre cas, on sent que le travail s’est porté en profondeur plutôt qu’en surface (sans vouloir dire que la profondeur est meilleure que la surface dans ce cas-ci, car la surface, c’est le visible des mots, tout aussi important…)
En tout cas, on est bien heureux que les romans se retrouvent en format poche cet automne pour que de nouveaux lecteurs les découvrent !
Bonjour Amalia,
J’avais lu ton excellente critique (merci pour tes bons mots), mais je viens tout juste de voir les commentaires publiés après, avec plusieurs mois de retard ^!^ (C’est le statut de ton professeur pour le 12 août qui m’a ramené ici.)
Pour répondre à ta question sur le recours au pronom “il”, l’idée de créatures hermaphrodites se désignant par ce pronom (et les pronoms masculins en général) m’est venu d’une réflexion que je me suis faite sur certains robots présentés dans les dessins animés de mon enfance (on peut deviner lesquels) ^!^ Dans le dessin animé, ils se désignaient au masculin, mais l’idée même de les considérer mâle ou femelle était incohérente si l’on tenait compte que ces robots ne se reproduisaient pas de manière sexuée. Quand je me suis fait cette réflexion, je me suis dit qu’il y avait un effet intéressant à exploiter. En effet, au moment de concevoir mes Éridanis, j’ai repensé à ces robots de mon enfance et je me suis dit que le recours au masculin permettrait de susciter un sentiment de décalage, de “sens of wonder” et d’étonnement quand ces êtres, qui parlent d’eux en “il”, allaient aborder des sujets comme l’enfantement, etc. Et c’est aussi l’un des plaisirs de la science-fiction que de susciter un décalage, une surprise chez le lecteur.
Par la bande, ce choix a eu des effets secondaires intéressants: comme le “il” est effectivement le pronom neutre en français, il a accentué l’hermaphrodisme des Éridanis en leur conférant une certaine neutralité de genre, qui m’a ouvert tout un champ de possibilités pour leur dynamique relationnelle. Parfois, les postulats esthétiques qu’on adopte au début de la préparation d’un roman peuvent avoir des effets intéressants. Et si j’avais à refaire ce roman, je garderais encore le “il” : quelques personnes m’ont en effet demandé si l’emploi du “iel” n’aurait pas mieux convenu à mon univers. Je ne crois pas, et pour tout dire j’avais écarté dès le début cette stratégie : outre que l’emploi de nouveaux pronoms gêne énormément la lecture, on aurait perdu l’effet de décalage que je voulais susciter dans plusieurs scènes ^!^
En te souhaitant de nouvelles lectures fort enrichissantes,
Philippe-Aubert Côté
Pour en avoir discuté avec l’auteur, le français posait effectivement un problème puisqu’il n’offre pas de différenciation entre le masculin et le neutre. Cela dit, ça n’enlève rien à l’idée de l’indifférenciation sexuelle des Éridanis! 🙂
Salut Geneviève, merci pour l’info ! Ça m’avait beaucoup intriguée !
Je suppose que s’il le réécrivait maintenant (avec tous les débats des dernières années sur la question de la fluidité des genres), il essaierait peut-être le néologisme “iel”, sauf qu’avec les néologismes déjà présents dans le bouquin, ça aurait peut-être été trop… (Je me questionne moi-même pour un projet en cours et c’est pas simple de marquer le neutre en français sans que ce ne soit justement plus du français!)
Merci Geneviève, pour ces indications ! 🙂
Ça serait intéressant d’organiser un colloque de linguistes sur les langues dans les littératures de l’imaginaire ! D’ailleurs, je viens de lire un numéro de Solaris d’il y a quelques années, le #180, et Mario Tessier y parlait justement du lien entre linguistique et SF. Si je retournais aux études (jamais !!!), ça serait un des sujets qui m’intéresseraient le plus à travailler… 😉
En tout cas, tout ça pour dire que j’ai très hâte aux vacances pour enfin pouvoir plonger dans ce monumental roman !!!