Par Yu Hong

 

Afin de lancer le dossier thématique « Linguistik », où il sera question d’œuvres de science-fiction et de fantastique qui mettent de l’avant les langues et la communication, j’ai eu le privilège de faire une entrevue avec Anne-Marie Beaudoin-Bégin, experte de la sociolinguistique historique du français québécois, grande amatrice de fantasy et bien connue du public sur les réseaux sociaux sous le nom de l’Insolente linguiste! J’aimerais la remercier d’avoir pris le temps de répondre à mes questions et je vous invite à découvrir sa vision franche de l’imaginaire et du langage.

 

Crédit : Anne-Marie Beaudoin-Bégin

 

Yu : Pour nos lecteurs qui ne vous connaîtraient pas, pouvez-vous nous dire qui est l’Insolente linguiste?

 

Anne-Marie : Je suis linguiste (duh!), spécialisée en sociolinguistique historique du français québécois. Je suis chargée de cours à l’Université Laval, où j’ai enseigné le français langue maternelle, mais où j’enseigne présentement le français langue seconde, la phonétique et l’histoire de la langue française. Il m’est aussi arrivé d’enseigner la sociolinguistique (pour gagner sa vie en tant que chargée de cours, il faut être polyvalente!). Je suis autrice de deux livres de vulgarisation, publiés chez Somme toute : La langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois et La langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique. Je suis en train d’en écrire un troisième, qui est un ouvrage d’histoire de la langue française. Mais l’Insolente linguiste, c’est surtout mon personnage sur Facebook, où je tiens une page de vulgarisation en linguistique. J’y parle de plusieurs sujets, mais mes buts principaux sont 1) de rendre la linguistique accessible à tout le monde, et donc de casser l’image de la linguiste guindée qui corrige les gens et qui ne fait que promouvoir la « bonne » langue, d’où mon personnage d’Insolente, qui écrit au registre familier, qui sacre, qui utilise beaucoup de formes qui ne sont pas acceptées dans la norme du français soigné, 2) de montrer que le français québécois est une variété de langue légitime, et non uniquement du joual (mot que je déteste), ou un registre de langue familier et 3) de contribuer, tant bien que mal, à faire diminuer le profond sentiment d’insécurité linguistique qui sévit au Québec.

 

Illustration : Lino

 

Illustration : Lino

 

Yu : J’ai cru comprendre que vous aimez beaucoup lire des romans de science-fiction, de fantasy et de fantastique : qu’est-ce qui vous attire là-dedans?

 

Anne-Marie : Ça fait longtemps que j’aime ces genres littéraires. Ma mère m’a fait lire Le seigneur des anneaux quand j’étais très jeune. Mais plus précisément, aujourd’hui, je pense que c’est toutes les possibilités que ces genres permettent qui m’intéressent. Car à part la cohérence interne à l’histoire, en SFF, on peut faire pratiquement tout ce qu’on veut. En linguistique, on cite souvent une phrase célèbre de Chomsky : « D’incolores idées vertes dorment furieusement. » C’était son exemple pour illustrer qu’une phrase peut être syntaxiquement correcte, mais ne pas être acceptable. Mais tous les linguistes geeks que je connais s’entendent pour dire que Chomsky manquait manifestement d’imagination, parce que ce serait vraiment possible de créer un monde où cette phrase est acceptable. Il suffirait d’en définir les paramètres! (Ce serait une bonne idée de short story, en fait, non?) Ces genres permettent aussi d’imaginer des sociétés (dystopiques ou autres) où on voit les conséquences de choix qu’on fait dans le présent. Il y a actuellement des produits en vente, sur lesquels il est écrit « Make Orwell fiction again ». Ça en dit long!

 

Yu : Auriez-vous quelques exemples à nous donner pour rendre compte de vos lectures favorites?

 

Anne-Marie : AH! J’en ai beaucoup! Je lis énormément. Je voudrais dire que je suis boulimique, mais je trouve que cette expression est un peu discriminatoire pour les personnes qui ont vraiment ce trouble alimentaire. Alors disons que je suis insatiable en lecture. D’entrée de jeu, je dois faire un avertissement : je ne lis qu’en anglais. J’ai une trop grosse déformation professionnelle quand je lis en français. Je me mets à analyser la langue, à critiquer le registre utilisé dans les dialogues, la cohérence de ce registre, la manière dont la narration est construite, bref, je ne me détends absolument pas! Et s’il s’agit d’une traduction, c’est encore pire, car je critique la traduction! Par ailleurs, j’essaie le plus possible de lire des livres écrits par des femmes, qui présentent des personnages principaux féminins (ou fluides dans le genre). Je suis fatiguée des livres écrits par les hommes, pour les hommes, et sur les hommes.

 

Donc. Je me rends compte que je lis beaucoup plus de fantasy que de sci-fi. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Le seul ouvrage de sci-fi que j’ai lu récemment est The Murderbot Diaries, qui est une série de novellas écrite par Martha Wells. C’est l’histoire d’un robot (non genré) qui est programmé pour tuer, mais qui a hacké son système pour se libérer. En gros. C’est très bon. Il y a beaucoup d’introspection, car c’est écrit au je, donc on voit le robot qui réfléchit et qui analyse toutes les actions des autres par rapport aux siennes.

 

The All Souls Trilogy de Deborah Harkness est un de mes plus grands coups de cœur. L’autrice est historienne à Yale, comme son personnage principal. C’est de l’urban fantasy, dans laquelle il y a des sorcières, des vampires, des démons. C’est aussi une très belle et grande histoire d’amour. Il y a actuellement une série télé qui joue également. C’est bon, mais on s’entend que the book is better. 😉

 

The Parasol Protectorate, qui est une série de 5 livres écrits par Gail Carriger, mélange la fantasy et le steampunk. Ça se passe en Angleterre à l’époque victorienne, et l’écriture est absolument délicieuse (c’est du genre « My goodness me, we haven’t been properly introduced ! », et là, elle assomme le vampire avec son parasol…!) Il y a quelques points négatifs (je déteste un des personnages), mais en gros, c’est vraiment un bon divertissement. Ça devient meilleur au fil des livres, donc il faut lui donner une chance.

 

Phèdre Trilogy, qui est une série de 3 livres écrits par Jacqueline Carey (il y en a d’autres, mais c’est vraiment les trois premiers les meilleurs, et les autres ont un autre personnage comme POV), est une histoire très, très surprenante. Bon, c’est érotique (la religion est basée sur la sexualité) et sadomasochiste, donc c’est pour les lecteurs avertis seulement. Mais le monde que l’autrice a inventé est complètement fascinant.

 

La même autrice a aussi écrit Starless, qui est un standalone d’epic fantasy, et c’est absolument merveilleux. Toutes les luttes modernes s’y retrouvent, que ce soit le féminisme, la question des genres, les réfugiés, le racisme, les inégalités de classes, TOUT. C’est une de mes découvertes de l’été 2018.

 

Theodora Goss a écrit deux volumes d’une série en cours, The Extraordinary Adventures of the Athena Club. Je ne veux rien divulguer, alors je ne dirai qu’une chose : le premier volume commence, et le personnage qu’on voit est Mary Jekyll, la fille du Dr Jekyll. L’autrice a elle-même qualifié son œuvre d’historical science fiction, c’est-à-dire qu’elle prend les connaissances scientifiques d’une époque, et elle les pousse jusqu’où elles pourraient être si elles s’étaient avérées (même si aujourd’hui, on sait que certaines d’entre elles sont fausses).

 

Voilà! 😊

 

Yu : Du livre à la langue : qu’est-ce que vous trouvez de fascinant dans les mots qui vous a poussée à devenir linguiste?

 

Anne-Marie : Je suis devenue linguiste un peu malgré moi : j’avais commencé mes études en biochimie, et je me suis rendu compte que je détestais les laboratoires et l’atmosphère des cours. J’ai donc abandonné, et j’ai choisi ce qui était à mes yeux la science humaine la plus « scientifique ». J’étais encore dans l’idée que les sciences « dures » sont en quelque sorte supérieures aux sciences dites « molles ». Aujourd’hui, je me donnerais une belle grosse tape en arrière de la tête! D’abord, je dis sciences souples et non molles. Et c’est assez drôle, parce que j’aurais bien pu m’en aller dans la branche plus « scientifique » de la linguistique, comme la phonétique acoustique (c’est pratiquement de la physique), mais j’ai fait complètement l’inverse : j’ai pris la sociolinguistique! Mais c’est quand même de la science! Quand j’ai des étudiants qui viennent de la faculté de Sciences et génie et qui ont cette attitude que j’avais jadis (j’ai même déjà rencontré quelqu’un qui était surpris qu’on puisse faire une maîtrise en linguistique, étant donné qu’il n’y avait pas de laboratoires!), je leur dis qu’à la différence avec eux, c’est que moi, mes « bactéries » peuvent changer d’idée. Et c’est ça, la GRANDE différence entre les sciences dures et les sciences souples. C’est que nos expériences ne sont pas reproductibles. Même si je reprenais les mêmes personnes que j’ai interrogées, si je les remettais dans le même environnement, je pourrais ne pas avoir les mêmes résultats. Une personne pourrait avoir faim, une autre pourrait être fatiguée ou s’être fait laisser par son conjoint, je ne sais pas… Bref. En plus, moi, je travaille en histoire de la langue, ce qui fait que mes données sont des données passées, et donc, pour la plupart, manquantes.

 

Mais ce ne sont pas vraiment les mots qui m’intéressent. Ce sont les gens qui disent les mots. Parce que c’est ça, faire l’histoire de la langue. Quand on fait l’histoire d’un mot, par exemple, ce n’est pas vraiment l’histoire du mot qu’on fait, c’est l’histoire de l’utilisation qu’en ont faite les gens. Parce qu’en soi, si personne n’utilise un mot, on ne peut pas en faire l’histoire. Les mots n’existent que parce que les gens les utilisent. Car la langue est un produit social.

 

Yu : Les langues diffèrent les unes des autres, autant par leur vocabulaire que par leur syntaxe, mais trouvez-vous que certaines d’entre elles réussissent à mieux illustrer les mondes de la SFF que d’autres?

 

Anne-Marie : Je ne pense pas, non. Toutes les langues peuvent exprimer toutes les choses. C’est peut-être l’attitude qu’on a par rapport aux changements qui est différente. Les francophones ont une vision de la langue assez fermée, mais je pense que le public de SFF est ouvert à la néologie.

 

Yu : Sauf erreur, les langues réelles évoluent notamment à force d’être en contact avec d’autres langues, mais croyez-vous que celles inventées par des auteurs de SFF peuvent aussi contribuer à l’évolution de langues vivantes?

 

Anne-Marie : C’est évidemment uniquement sur le plan lexical (les mots eux-mêmes) qu’il peut y avoir eu des influences. Les conlangues (qui sont les langues inventées) sont trop éloignées structurellement des langues vivantes pour avoir d’autres influences. Je pense qu’aujourd’hui, tout le monde sait ce qu’est un Hobbit. Beaucoup savent ce qu’est un moldu (ou un muggle, selon la langue dans laquelle on l’a lu), un vulcain, un droïd. Et la liste s’allonge, selon le groupe auquel on fait partie.

 

Yu : Et pour finir, quel serait le mot le plus puissant que vous avez retenu de vos lectures en SFF?

 

Anne-Marie : 42.

 

(C’est mon âge, en plus!)