Suivant le mois de la fierté des personnes handicapées, deux des rédactrices en chef, Magdalena Nitchi et Olivia Shan, se sont assises pour parler de Cinder, une adaptation cyberpunk du conte classique de Cendrillon. En choisissant de mettre en vedette une fille handicapée comme protagoniste, Cinder a laissé une marque durable dans la littérature pour jeunes adultes.

Ce premier livre des Chroniques lunaires, une série de romans science fiction incroyablement populaires de Marissa Meyer, célèbre son dixième anniversaire avec la parution en mars d’une édition collector à couverture rigide par les éditions Feiwel & Friends.

(Attention : spoilers à venir !)

Olivia: En pensant à des livres avec des personnages handicapés remarquables, nous sommes tous les deux immédiatement revenus à l’une des séries emblématiques de notre adolescence : les Chroniques lunaires de Marissa Meyer, et principalement le livre Cinder. C’est vraiment étonnant de penser qu’il y avait un protagoniste handicapé dans une série jeune adulte (YA) d’il y a environ dix ans. On ne voyait vraiment pas quelque chose comme ça à l’époque.

Magdalena: Oui, exactement dix ans. C’était une série extrêmement populaire, tout le monde en parlait.

O: À l’époque, aussi, les gens ne faisaient pas l’éloge du livre parce qu’il mettait en scène un personnage handicapé avec un rôle si important, les gens disaient juste « c’est un super livre ! », alors que maintenant je pense que les gens l’auraient remarqué tout de suite.

M: C’est vrai qu’il y avait eu des discussions sur la représentation en 2011-2012, mais ce n’était pas considéré comme important, surtout dans des genres comme la fiction YA. Comme il s’agissait d’un genre visant un lectorat adolescent, il n’y avait aucune pression pour qu’il y ait une critique sociale—même si des séries populaires comme The Hunger Games l’étaient. Je connais désormais des livres YA très percutants qui couvrent des sujets importants, mais j’ai vraiment l’impression que nous n’avions pas ce genre de romans quand nous étions adolescentes.

O: Exactement, il n’y avait aucun précédent pour que les gens se soucient de ces choses-là dans le genre et certainement aucun précédent pour la représentation des personnes handicapées en particulier. C’est donc intéressant de voir comment, même si le livre a été très bien accueilli, cet aspect du livre est passé un peu sous le radar, et les gens n’étaient pas conscients à l’époque à quel point avoir un personnage comme Cinder était avant-gardiste. Les temps ont changé. La fiction YA est maintenant très différente de la fiction d’il y a dix ans. J’ai l’impression que dans les romans YA à l’époque, les tropes et les clichés étaient plus manifestes et omniprésents, comme l’insta-love—les cas où la fille et le garçon au cœur de l’histoire tombent en amour instantanément, les triangles amoureux, etc. Cependant, aucun de ces tropes romantiques n’était présent dans Cinder. Cinder, en tant que personnage, est très fort et motivé par des buts nobles, tels que subvenir aux besoins de sa sœur.

M: Lors de ma relecture, la critique sociale était un de mes aspects préférés du livre. Meyer n’hésite pas à montrer à quel point le monde est merdique pour Cinder, à quel point presque tous ceux qu’elle rencontre la dévalorisent. Il est cependant important que Meyer inclut Peony, qui aime Cinder, la voyant et l’admirant comme une sœur aînée. Voir à quel point Cinder et Peony se soucient l’un de l’autre donne à Cinder plus de profondeur.

O: C’est vrai, j’aime aussi beaucoup la nuance que cela apporte à l’histoire. Ce n’est pas comme dans l’histoire originale de Cendrillon où la propre famille de Cendrillon la traite tout aussi horriblement. Aussi, c’est rafraîchissant de constater que, contrairement à beaucoup d’autres intrigues typiques de la fiction YA, l’élément central de ce récit se préoccupe très peu du garçon avec lequel elle finit par sortir. Cinder et son amour, le prince Kaito, se battent contre des forces qui les dépassent, et ce sont leurs priorités par-dessus tout. La romance dans ce livre est assez subtile.

M: Oui, sa relation avec Kaito va évidemment grandir et se développer au fil des autres livres de la série, et j’apprécie vraiment à quel point celle-ci semble réaliste. Peut-être que le fait qu’ils soient un peu plus âgés que les autres protagonistes du genre YA contribue à la raison pour laquelle vous et moi pensons qu’ils ont une relation distinctement plus mature.

O: Oui tu as raison ! Ceci, parallèlement au fait que Cinder soit une protagoniste féminine principale handicapée (alors que ce type de représentation était pratiquement inexistant dans le genre), en fait un personnage hors du commun pour moi.

M: Je pense qu’il est vraiment important de souligner aussi qu’il ne s’agit pas du tout d’un cas de tokenisation. Le handicap de Cinder est une partie importante de son identité et a un impact sur l’histoire, mais ce n’est pas du tout écrit de manière cliché. Je pense que la façon dont Meyer explore son handicap physique et la peur de Cinder que sa belle-mère lui enlève ses prothèses est vraiment puissante.

O: Absolument, le fait que cette itération impliquait qu’elle ait un handicap physique augmente définitivement les enjeux. Et pas seulement cela, mais tout au long du livre, nous voyons beaucoup les conflits psychologiques qu’elle traverse : elle se débat avec son identité, ses sentiments de honte et son désir de cacher qui elle est, tout cela me semble réaliste.

M: Oui. Bien que je pense que c’est cool d’avoir des personnages badass handicapés dans des décors fantastiques juste pour le fun, mais dans ce décor, ses sentiments semblent tellement mieux correspondre à l’histoire. Parce que ces luttes mentales sont des étapes réalistes et importantes que traversent les personnes handicapées. Je pense qu’il est important de montrer, en particulier dans un genre qui cible les jeunes lecteurs avec des insécurités, que même si vous vous sentez ainsi, cela ne signifie pas que vous êtes moindre.

O: Exactement, et malgré toutes ses luttes mentales et émotionnelles, en tant que lecteurs, nous voyons clairement à quel point Cinder est phénoménale. Même à travers toutes ses circonstances difficiles, elle est ingénieuse et résiliente. Elle a sa propre entreprise et subvient aux besoins de sa famille. Même si elle n’aime pas vivre avec sa mère et sa sœur, tous les deux toxiques, elle en tire le meilleur parti. En plus de cela, elle a sa propre réputation. Son entreprise prospère parce qu’elle est connue comme l’une des meilleures mécaniciennes du Nouveau Beijing, en dépit de son jeune âge. C’est objectivement super impressionnant et témoigne justement de sa ténacité.

M: Ce que je trouve également intéressant, c’est la façon dont, pour les Lunaires du livre – les résidents de la Lune qui font partie d’une société rivale des Terriens, il y a des Lunaires qui sont ostracisés parce qu’ils ne possèdent pas de pouvoirs, des « shells ». Ces gens, qui ne peuvent pas manipuler la bio-électricité comme les lunaires normaux, sont considérés trop faibles, et sont tués. Étant donné que Cinder se révèle également être une shell, elle est essentiellement considérée comme « handicapée » dans ces deux mondes.

O: Et quand la peste commence à sévir dans la ville, ce sont les cyborgs qui sont devenus les boucs émissaires et sont ensuite utilisés dans des expériences médicales.

M: C’est vrai, et à la fin, le médecin révèle également qu’il a spécifiquement lancé le projet de cyborg pour trouver Cinder – sa véritable identité étant la princesse lunaire perdue Sélène – cela montre également à quel point les cyborgs sont dispensables.

O: Oui. Je ne sais pas si Marissa Meyer pensait trop à l’histoire de l’oppression des personnes handicapées dans notre monde actuel, mais cela semble pertinent parce qu’elle joue sur les traumatismes historiques d’expérimentation médicale.

En repensant à l’histoire originale de Cendrillon, Cinder et la Cendrillon originale sont dans des positions très confinées. Il est donc intéressant de noter que Cinder est celle de sa famille qui sort le plus de la maison. Grâce à son entreprise, elle est un membre extrêmement actif de la société. Même si elle est traitée comme une paria, elle est à bien des égards plus ancrée que sa propre famille.

J’ai l’impression que cette itération de Cendrillon est une réponse brillante à la fin de la version originale. Dans cette histoire, Cendrillon/Cinder n’a pas de fée marraine, elle doit essentiellement tout faire par elle-même. Même si elle est dans une position sur laquelle elle n’a aucun contrôle, elle n’est pas impuissante, elle a de l’agence.

M: Oui, en fait elle a son propre plan pour s’enfuir ! J’ai aussi apprécié la tournure qu’a prise le récit, révélant Cinder comme étant la princesse perdue. Les accidents peuvent toucher tout le monde, et même si Cinder était membre de la royauté, aucun privilège ne pouvait la protéger.

O: Exactement, elle n’avait aucun contrôle sur le fait de devenir un cyborg, mais sa société traite toujours son état comme s’il est indicatif de son caractère.

M: Ce qu’il est également important de noter, c’est que Kaito la valorise au départ précisément parce qu’elle vit en marge de la société. Sa position d’outsider peut aussi constituer un avantage. Elle a tellement de potentiel inexploité, elle doit juste s’en rendre compte et déballer tous ses propres préjugés sur les Lunars et les Earths.

O: Une chose que j’aurais aimé que Meyer ait eu la chance d’approfondir est sa construction du monde. Ce que je veux dire par là est que Cinder et la plupart des personnages sont censés être asiatiques, ils vivent dans une ville asiatique futuriste appelée New Beijing, mais ces lieux ne sont jamais correctement développés dans l’histoire. Cela aurait été cool de lire un récit de Cendrillon qui ne présente pas seulement une Cendrillon handicapée, mais qui a également été transposé dans une toute autre culture.

M: Oui, à part quelques titres honorifiques, les quelques descriptions sur «la peau pâle et les cheveux bruns foncés», l’aspect asiatique du décor semble très vague… Quand Kaito est décrit, vous pouvez facilement imaginer un garçon blanc normal. La langue me semble également assez générale, il y avait tellement d’occasions de rendre de petits détails plus pertinents sur le plan culturel.

O: Mis à part cela, je pense que dans l’ensemble, et surtout compte tenu de l’époque à laquelle il a été écrit, le livre est quand même impressionnant.

M: Oui et ce que je trouve si puissant, c’est que même si Cinder finit par trouver de meilleures façons de gérer et de faire face à son handicap, elle doit encore vivre avec ses traumatismes. Il n’y a pas de science avancée ni de solution magique qui peut changer cela.

O: Exactement, son handicap, son traumatisme et son amnésie font tous partie intégrante d’elle. Ce n’est pas comme si tous ces problèmes sont résolus comme par magie au moment où elle apprend sa réelle identité. En fait, la scène de « révélation » se démarque pour moi, car ce n’est pas du tout un moment gratifiant ou triomphant. Le fait de savoir qu’elle est la princesse lui apporte encore plus d’effroi. Rien n’a changé. Elle doit encore continuer à se battre.

M: Oui, même si elle a trouvé un moyen de se sortir de la situation dangereuse dans laquelle elle se trouve, elle choisit de rester, non pas parce qu’elle veut être une princesse, mais elle comprend qu’après tout, elle doit continuer. Elle est consciente que quoi qu’il arrive, elle sera à l’extérieur.

Ce qui rend cette histoire spéciale pour moi, ce n’est pas seulement qu’elle présente Cinder comme un personnage handicapé, mais qu’elle capture tous les traumatismes et conflits intérieurs que Cinder traverse, et comment ces choses informent son combat contre la reine Levana.

O: Je ne peux qu’espérer que cela a aidé et aide encore les gens à élargir leur point de vue sur les personnes handicapées. Ce livre pour ce qu’il est, et pour ce qu’il était à l’époque, est génial.