Ali Baba et les 40 voleurs de L.P. Sicard est une réécriture du conte éponyme tiré des Mille et Une Nuits, parue en 2022 et appartenant à la collection des Contes interdits. Celle-ci compte aujourd’hui plus d’une trentaine de romans. Elle a commencé en 2016 avec la publication de Peter Pan par Simon Rousseau. La collection explore différents sous-genres horrifiques tels que le gore (comme dans ce dernier), l’horreur/science-fiction comme dans La Belle au bois dormant, ou encore sa suite Dr. Ward ; Sculpteur de mémoire de L.P. Sicard, ou l’horreur érotique comme dans La princesse au petit pois de Josée Marcotte. Ali Baba et les 40 voleurs se range plutôt dans la catégorie des dark-thrillers. Dans ce roman, le lecteur suit les aventures d’Ali, un sans-abri québécois, à la tête d’une communauté de criminels également sans-abris qui essaient de survivre et de résister à un réseau de crime organisé.
Ce qui constitue une des forces principales du roman, c’est le traitement que réserve l’auteur au personnage principal. Ali Baba, simplement appelé Ali dans le texte de L.P. Sicard, est à la tête d’un groupe de sans-abris réduits à voler pour survivre (les quarante voleurs). Il est dépeint comme un homme qui n’a eu aucune chance dans la vie. Né dans une famille avec qui il a toujours entretenu des relations conflictuelles et toxiques, il a grandi dans l’ombre d’un frère aîné à la réussite écrasante. C’est cette situation qui a, en partie du moins, fait plonger Ali dans l’alcoolisme.
Même quand un personnage fait de mauvais choix de vie ou se comporte de façon discutable, le lecteur peut quand même développer un sentiment d’empathie envers lui. Dans le cas d’Ali, c’est très difficile. L’ivrogne est si détestable que, malgré les circonstances qui le poussent à agir comme il le fait, il n’évoque aucune empathie. Lors de la lecture du roman, le lecteur se questionne sur la vision du monde d’Ali. Certains indices dans le texte permettent de penser que le personnage vit dans un monde dépourvu d’illusions ; qu’il est tombé tellement bas qu’il ne peut plus se permettre de rêver. Cependant, d’autres indices semblent laisser croire l’inverse ; qu’Ali survit grâce à ces illusions. À certains moments du texte, le personnage semble tomber dans une sorte de psychose ou de démence qui distorsionne sa vision de la réalité. Jusqu’à la toute fin du roman, Ali ne semble pas réaliser totalement qu’il ne lui reste rien ; que ce soit du côté humain puisque tous ses amis sont morts ou du côté monétaire puisqu’il a perdu sa fortune.
L’autre force principale du texte de L.P. Sicard est la dualité entre l’instinct de survie et le simple appât du gain. Les personnages du roman vivent dans la rue, n’ayant pour seul soutien et compagnie que les autres membres du clan. Plusieurs d’entre eux souffrent de problèmes de dépendances. A priori, il n’est pas étonnant pour le lecteur de les voir commettre des vols pour s’en sortir (à peu près) tout en nourrissant celles-ci. Il est également facile d’imaginer qu’ils seraient prêts à payer très cher pour améliorer leur condition de vie. Ceci dit, il reste inimaginable qu’ils acceptent de violer une femme qu’ils ne connaissent pas. Et pourtant… Ali, après avoir découvert la cachette où se trouve le butin du réseau de crime organisé, propose de partager le “trésor” avec ceux qui accepteront de violer Suzanne (sa belle-soeur). Pour lui, c’est une vengeance contre sa famille en général et contre son frère Cassim en particulier. Sur les 40 autres voleurs, seulement deux vont refuser. Le premier tente de fuir avec une partie du butin en refusant de participer, mais se fait tuer par Ali d’un coup de fusil. Le second refuse et quitte les lieux, mais comme il accepte de partir avec les mains vides, il survit. Stéphanie, la seule femme du groupe, s’oppose au viol de Suzanne, mais finit par assister à la scène passivement tant l’appât du gain est grand et reçoit une part aussi.
Directement en lien avec le combat perpétuel entre l’appât du gain et l’instinct de survie, le roman de L.P. Sicard offre une critique intéressante du matérialisme dans laquelle la société québécoise moderne baigne. Sans ce système sociétal, il n’y aurait pas tant de gens dans la rue. Le lecteur peut donc se demander s’il y aurait autant de criminalité dans une société où les biens matériels sont moins importants ou mieux répartis entre les différents individus.
Bref, par l’intérim de ces personnages sombres empruntés aux Mille et Une Nuits, L.P. Sicard emmène le lecteur aux frontières de la cupidité et du matérialisme. Celui-ci, confronté à la dure réalité de l’itinérance et du crime organisé, est également amené à se demander si même l’instinct de survie peut vraiment tout excuser.