Par Alina Orza

 

La journée commence à l’entrée d’un cimetière, le 8 septembre. Un matin gris et froid: le léger crewneck que j’ai sur le dos n’est pas assez épais et il ne me tient pas au chaud. Il a plu hier, tout est encore mouillé.

 

Le cimetière en question, si vous tentiez de le deviner, c’est celui de Notre-Dame-des-Neiges. Perché sur le Mont-Royal, ce parc de 113 hectares inauguré en 1854 domine la ville à côté de l’oratoire Saint-Joseph. Ses allées bordées d’arbres et ses abruptes pentes en font un site idyllique pour les joggeurs qui se cherchent un vrai défi ou simplement pour ceux qui veulent faire une promenade soutenue. Par-dessus tout, il s’agit d’un magnifique lieu de repos et de recueillement pour ceux dont les proches y sont ensevelis. On estime que durant les derniers 150 ans, plus de 200 000 corps ont été enterrés dans le cimetière. Pas étonnant, alors, qu’il soit réputé comme l’un des lieux les plus hantés de Montréal: plusieurs visiteurs racontent avoir vécu des expériences étranges à Notre-Dame-des-Neiges… Parmi les légendes les plus connues, il y a celle d’un guerrier algonquin qui hanterait supposément les falaises du cimetière. On raconte aussi que des messes noires auraient eu lieu dans ce cimetière, ce qui serait à l’origine de ses heures de fermeture, à 17h00, somme toute assez tôt dans la journée.

 

Crédit : Alina Orza

 

Et pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça? Parce que j’ai décidé de me rendre dans ce lieu névralgique du spiritisme pour enquêter sur la présence de ces soi-disant esprits! Je vais y mener mon enquête pour que vous n’ayez pas besoin de le faire. J’ai hâte!

 

Comme je n’ai pas nécessairement envie d’être arrêtée par la police aujourd’hui, je décide de respecter l’horaire du cimetière et de partir à la recherche du guerrier algonquin; les messes noires, ce sera pour un autre jour… ou plutôt, un autre soir!

 

Il est 8h45 quand j’arrive enfin devant la porte principale du cimetière, l’entrée Côte-des-Neiges. J’avais prévu arriver à l’ouverture du cimetière, à 8h00, mais la vraie étudiante que je suis n’a pas pu se réveiller aussi tôt un jour de fin de semaine. Désolée, j’ai besoin de mon sommeil…

 

L’imposante porte grillée me donne presque l’impression d’entrer dans un autre monde, un monde où le temps n’est plus compté, où il ne compte plus. D’un côté, il y a le chemin de la Côte-des-Neiges, avec son brouhaha d’autobus et de voitures qui passent, de camions et de construction. De l’autre côté du portail, c’est le silence respectueux de la cité des morts.

 

Je reste un moment devant l’entrée du cimetière et je prends quelques photos avant d’entrer, non sans me sentir un peu comme Sam et Dean Winchester dans la série Surnaturel. Il ne me manque que la chemise à carreaux et l’Impala.

 

Depuis le chemin extérieur qui borde le cimetière, Notre-Dame-des-Neiges ressemble beaucoup plus à un parc qu’à une nécropole: on voit un grand champ d’herbe longue et verdoyante, des bancs de bois, des saules pleureurs, quelques tombes au loin seulement. Une fois entrée, c’est une autre histoire: les mausolées et les pierres tombales s’agglutinent de plus en plus, et je n’ai alors aucun mal à croire que plus de 200 000 cadavres y reposent.

 

Je me dirige, un peu au hasard, vers ce qui me semble être les hauteurs du cimetière, me disant que les falaises doivent être quelque part en haut, sur les pentes du Mont-Royal. Autour de moi, il n’y a que des arbres, de l’herbe, des mausolées, des pierres tombales. Plus je m’enfonce, plus les tombes sont vieilles: des défunts des années 2000, je passe à ceux des années 1970, 1950, 1900, 1800. Le silence est alors presque total; tout ce que j’entends, ce sont les criquets… et le croassement des corbeaux.

 

Je m’arrête un instant au croisement de deux chemins. Les tombeaux autour de moi sont noircis par l’âge et par les intempéries. Le vent souffle dans les branches, provoquant la chute de quelques gouttes de pluie résiduelles. Un corbeau croasse tout près, mais sinon, silence absolu. Il n’y a personne d’autre que moi ici, si on ne compte pas les dizaines de corps ensevelis tout près.

 

Crédit : Alina Orza

 

En continuant mon chemin, je passe devant deux mausolées ensevelis sous de la végétation, qui, franchement, me donnent la chair de poule. Quelques mètres plus loin, un autre mausolée, cette fois solitaire: le nom figurant à l’entrée est à moitié effacé. Un sentiment de tristesse m’envahit. Il ne reste probablement plus personne pour se souvenir de cette famille.

 

Je débouche enfin sur un plateau, que je traverse. Au loin, les arbres commencent à changer de couleur. Pas étonnant: l’automne est à nos portes.

 

Je traverse la petite plaine et, apercevant un banc, je décide de m’y asseoir pour prendre une pause et m’orienter, parce que je n’ai pas envie de me promener sans but toute la journée. La réception de mon téléphone n’est pas bonne, et il me faut plusieurs minutes pour me connecter à Internet. Mon GPS n’arrive pas à me localiser sur la carte, alors on dirait que je vais devoir me débrouiller toute seule. Pas grave.

 

À 10h15, je décide de me remettre en marche, histoire de réchauffer mes mains gelées. Je fais à peine plus de 100 mètres que je tombe sur un plan du cimetière. Alléluia!, le ciel s’ouvre et les anges chantent!

 

Je suis presque à l’extrémité est du cimetière, alors je décide de continuer ma promenade sur ce chemin et de faire le tour du parc. Armée d’une photo du plan que j’ai prise avec mon cellulaire, avec l’impression que mon sens de l’orientation est meilleur, je me mets en route. Un peu plus loin, je constate qu’il y a une certaine mixité dans mon environnement: certaines tombes sont neuves et visiblement entretenues, alors que d’autres sont carrément des antiquités. Une pierre tombale en particulier me donne des frissons: à moitié affaissée, comme si on lui avait donné des coups de pieds, elle affiche des inscriptions complètement effacées, sauf pour quelques traces de noir tout en haut, qui forment un mot maintenant illisible. Le genre de pierre tombale qu’on s’attend à voir dans le cimetière d’un film d’horreur…

 

Crédit : Alina Orza

 

Je suis maintenant à l’extrémité nord du cimetière. Le chemin est en pente, et je commence maintenant la montée vers la partie la plus haute du cimetière. Le soleil a également décidé de se montrer le bout du nez, alors je ne frissonne plus dans mon léger chandail.

 

Finalement, j’arrive sur l’allée des mausolées. Juste à côté, excavée dans un flanc de roche, c’est la crypte des Rizzuto. Elle est magnifique, tout en marbre blanc. À sa gauche, j’aperçois une fontaine datant de 1856, portant l’inscription «Allez boire à la fontaine et vous y laver». Mouais, très peu pour moi: l’eau de la fontaine est brune et pleine de feuilles. Je continue, et deux cryptes plus loin, je tombe sur celle de la famille Saputo, elle aussi grande et ornementée. Je m’arrête un instant pour me reposer quand j’entends un bruit provenant des bois, un peu plus haut. Un craquement, comme si quelqu’un venait de marcher sur une branche sèche – alors que le bois devrait être humide à cause de la pluie d’hier. Un coup d’oeil aux alentours me laisse croire que je suis seule. Je m’immobilise, j’essaie de voir s’il n’y a pas quelqu’un là-haut en train de débroussailler une tombe ou de se promener hors des sentiers asphaltés. Mais non, il ne semble pas y avoir de mouvements autour des cryptes. Sauf que le bruit continue. Je sors ma caméra pour enregistrer le son, mais aussitôt que je l’ouvre, le bruit cesse. Étrange. Je prends une photo de la crypte, et je poursuis mon chemin.

 

Crédit : Alina Orza

 

Ici, en haut de la colline, les pierres et les monuments se font de plus en plus vieux et de plus en plus imposants. Je trouve des défunts des années 1800, ainsi que des sépultures familiales. Plus de trois générations d’une famille italienne sont enterrées sur le même lot. En voilà, un esprit de famille! Ensemble, dans la vie comme dans la mort.

 

Je suis vraiment au sommet maintenant: de mon emplacement, je peux voir la coupole de l’oratoire Saint-Joseph. Vraiment, ce cimetière est un endroit magnifique où reposer pour l’éternité. Je trouve un nouveau banc, un peu à l’écart, et je décide d’y prendre une pause avant de redescendre. Il est 11h30.

 

J’essaie de lire un peu, mais un je-ne-sais-quoi d’inconfortable me fait constamment lever les yeux de mon livre. J’ai l’impression d’être observée, alors que je suis seule, mis à part les quelques voitures qui passent de temps en temps. Derrière moi, il n’y a que le boisé. Je me dis que cette impression me vient sûrement de l’ange gardien décorant l’une des tombes les plus proches. Il me rappelle les Anges Pleureurs de la série Doctor Who. Finalement, je referme mon livre et je décide de reprendre ma marche.

 

Lorsque je me retrouve de nouveau à mon point de départ, à l’entrée du cimetière, le soleil s’est encore caché derrière les nuages et le vent s’est levé. Je n’ai pas envie de recommencer à monter la colline tout de suite, alors je décide que c’est un bon moment pour prendre mon repas du midi. Je me trouve un petit coin paisible près de l’entrée du cimetière pour savourer ce qui me semble être le meilleur sandwich que j’aie jamais mangé. Faire la chasse aux fantômes donne faim, apparemment.

 

Vers 14h00, une amie vient me rejoindre au cimetière. Ensemble, on reprend la montée, à la recherche des falaises. Il fait à nouveau soleil, un soleil fort et chaud; les fantômes ne se montrent pas dans de telles conditions, si l’on en croit les films d’horreur, mais je veux absolument trouver ces falaises. Peut-être que le guerrier algonquin est un esprit moderne et qu’il voudra profiter du beau temps pour faire le plein de vitamine D. Qui sait?

 

Crédit : Alina Orza

 

On zigzague dans les allées les plus en hauteur du cimetière, à la recherche d’un escalier qui nous mènerait au plateau qu’on croit reconnaître, encore plus haut. N’en trouvant aucun, nous nous arrêtons devant une vieille crypte et nous nous asseyons pour boire une gorgée d’eau. Alors que nous sommes assises, là, dans le silence, un bruit nous parvient. Comme plusieurs voix, qui crient en choeur.

 

Un réel malaise me saisit, et je propose que nous continuions notre chemin sans tarder.

 

Et nous trouvons enfin un escalier qui mène à ce qui est vraisemblablement le plateau le plus haut du cimetière. Ici, les tombes sont plus éloignées les unes des autres et un certain calme mélancolique règne sur les lieux. Nous nous reposons à l’ombre d’un saule, fatiguées par notre montée. Nous sommes assises côte à côte, face au soleil, discutant de tout et de rien, lorsque du coin de l’oeil, je perçois comme une ombre qui se meut près de nous. Comme un nuage qui serait passé devant le soleil, le cachant momentanément; sauf que ça n’a duré qu’une seule seconde, et lorsque je jette un regard vers le ciel, je ne vois aucun nuage qui soit assez près du soleil pour être passé devant il n’y a qu’un instant.

 

Un frisson court le long de ma colonne vertébrale, malgré la chaleur environnante. Soudainement, j’ai envie de redescendre du plateau, et de sortir du cimetière. Je me tourne vers mon amie et je lui suggère que l’on amorce notre descente. Elle acquiesce. Je ne sais pas si elle a vu la même chose que moi, mais je n’ose pas le lui demander; je me contente de la suivre vers la sortie du cimetière.

 

Une fois arrivée à l’entrée de Notre-Dame-des-Neiges, je ne peux m’empêcher de me sentir un peu soulagée. Toute la fatigue de la journée me rattrape. Mon compteur de pas m’indique que j’en ai fait plus de 20 000 aujourd’hui, et tout d’un coup, tout ce que je veux, c’est regagner mon lit. Alors que nous sommes en train de nous éloigner, je me retourne pour jeter un dernier coup d’oeil aux grilles ouvragées qui marquent l’entrée du cimetière. Il est presque 17h00; les gardiens du cimetière les fermeront bientôt pour la nuit, et le parc redeviendra la propriété exclusive des morts.

 

Est-ce que je crois aux fantômes? Je ne sais pas. Rien ne m’a prouvé qu’ils existaient, mais rien ne m’a prouvé qu’ils n’existent pas non plus. À vous d’interpréter mon expérience du cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Et je vous laisse avec une phrase, que j’avais trouvée en faisant un peu de recherche pour me préparer à ma visite: la cité des morts, perchée sur la montagne, surplombant la cité des vivants, toujours dans son ombre. Elle me semble le décrire à la perfection.

 

Révision: Xin Yue Liu et Mathieu Lauzon-Dicso