Cycling to Asylum de Su J. Sokol, récemment traduit en français sous le titre Les lignes invisibles dans le cadre de la nouvelle collection de science-fiction et fantastique de VLB Éditeur, est une histoire merveilleusement ficelée. La traduction de l’ouvrage est magnifique, et l’histoire a l’air d’avoir été écrite directement en français. Compte tenu du rôle en premier plan de la ville de Montréal dans cette histoire et du lien de Sokol avec New York et Montréal, il semble naturel que ce livre soit traduit en français.
Les lignes invisibles suit une famille d’activistes de gauche dans un futur proche des États-Unis d’Amérique, dans lequel l’hyper-surveillance et la surenchère sont la norme. Même à New York, à certains égards une ville plus libérale, ils ne sont pas en sécurité. Laek, père de famille et professeur de lycée très actif dans son syndicat, est agressé par un policier. Bien qu’il ait déjà été victime de harcèlement, cette rencontre est bien pire que ses rencontres précédentes; il est battu si mal qu’il en est presque tué.
Après cet incident dramatique, décrit avec des détails déchirants, la famille sait qu’il est nécessaire de quitter New York. Laek et toute sa famille – sa femme Janie et ses enfants Siri et Simon – vont à Montréal pour demander l’asile. Il y a beaucoup de suspens dans le récit, car leur statut est incertain ; seront-ils renvoyés en Amérique? Des agents secrets viendront-ils les enlever?
Sokol suit la famille dans un voyage de plusieurs années. La façon dont iel prend le temps d’établir leur vie domestique rend leur arrachement brutal après l’agression encore plus déchirant. Le lent voyage vers Montréal et le difficile processus de demande d’asile sont explorés en détail. Sokol examine les contradictions de la position précaire du demandeur d’asile: il y a des moments de grande anxiété, mais aussi beaucoup d’ennui pendant les efforts dans le processus de candidature et la lutte pour trouver un nouvel emploi dans un pays étranger.
Bien qu’il y ait certainement des éléments de science-fiction dans ce récit – de l’utilisation universelle des « écrans », des tablettes de verre glorifiées à travers lesquelles tout le monde interagit avec le monde aux puces intégrées dans le bras de chaque citoyen américain et connectées à une base de données – j’ai beaucoup apprécié l’accent mis sur la famille Wolf. Les aperçus sur le monde plus large de l’histoire, tels que les complexes agricoles en dôme fermés qui ont envahi le Midwest américain brûlé, sont fascinants, mais le centre émotionnel du livre est toujours la famille.
J’ai également apprécié que, malgré le cadre de science-fiction, la technologie simple et verte que nous avons aujourd’hui est également une partie importante de l’histoire. Comme le titre anglais et la couverture du livre le suggèrent, le cyclisme est au centre de l’histoire. La famille Wolf doit se rendre à la frontière canado-américaine en vélo. Cela ajoute un autre élément de tension, car même si les vélos ne peuvent pas être suivis comme une voiture, le long trajet à vélo comporte ses propres risques. La façon dont Sokol décrit la liberté de faire du vélo et de naviguer les rues animées de New York est passionnante. La balade en vélo était à la fois une chance pour Laek de créer des liens avec sa famille et un moyen d’échapper aux événements négatifs de son passé, grâce à l’exercice physique intense.
Malgré toutes les parties sombres de cette histoire, il y a aussi beaucoup d’espoir. Je me suis retrouvée récemment plus attirée vers la science-fiction Hopepunk, et cette histoire est un excellent exemple du genre. La façon dont les personnages maintiennent l’espoir, même dans un monde fortement dystopique, rend l’histoire plus intéressante. Laek et Janie se battent avec tant d’acharnement, à New York ainsi qu’à Montréal, parce qu’ils croient en la possibilité d’améliorer le monde. Quels que soient les moyens, ils veulent une meilleure vie, non seulement pour eux-mêmes et leurs enfants, mais aussi pour les autres personnes marginalisées.
Bien que la première section du livre soit principalement dominée par les perspectives de Laek et Janie, quelques chapitres sont écrits du point de vue des enfants. Cela donne plus de profondeur à l’histoire. Le contraste entre la façon enfantine dont le jeune Simon voit le monde et la perspective des adultes est poignant. Cela crée également de la tension, à cause des secrets cachés et des réactions explosives lorsqu’ils sont révélés. En particulier, Laek garde toujours certaines parties de sa vie secrète même à Janie. Bien que le travail de Janie en tant qu’avocate de défense pour les personnes marginalisées ne fasse pas plaisir au gouvernement, c’est la participation de Laek dans un groupe radical militant durant sa jeunesse qui met vraiment leur famille en danger. La magnitude de l’implication de Laek dans le groupe et dans leur activité considérée terroriste par le gouvernement américain se manifeste progressivement tout au long du livre. Les sections fragmentées de mémoire glanées dans les flashbacks de Laek semblent naturelles, et j’apprécie vraiment la façon dont Sokol permet au lecteur de rassembler lentement les éléments de ce qui s’est passé jusqu’à la fin de l’histoire.
C’est fascinant à quel point le personnage de Laek est multiforme. Bien qu’il apparaisse initialement comme un activiste aimable mais franc, on se rend compte rapidement qu’il est bien plus qu’il paraît. Laek a vécu des événements vraiment traumatisants. Bien qu’il fasse de son mieux pour être attentif envers sa famille, il lutte également avec sa santé mentale et physique. Il est difficile même pour sa femme de l’aider, car Laek reste renfermé pendant la plupart du roman. Il a clairement besoin de grandir; alors qu’il est un travailleur acharné pour sa communauté, il ne réussit pas à se consacrer à lui-même, et Janie et les autres autour de lui doivent l’aider à ralentir.
Sokol a également une façon excellente de gérer la bisexualité dans son récit. Dès le début, il est clair que Laek a eu des relations avec des personnes de genres multiples. Janie est consciente de ce fait et ne s’en soucie pas. Elle est maintenant la partenaire de Laek et elle l’accepte tel qu’il est. Lorsque Laek et un de ses meilleurs amis, Philip, commencent à se rapprocher, Janie n’affiche pas de jalousie; au contraire, elle est heureuse que quelqu’un d’autre aime Laek comme elle.
Sokol a interprété une des scènes entre Laek et Phillip plus tôt cette année au Cabaret littéraire de l’autre monde faisant partie du festival Metropolis Bleu. Cette scène incroyablement émouvante m’a en effet donné envie de lire ce livre. À mon avis, ce livre mérite d’être lu juste pour la construction lente de la relation entre Laek et Phillip, qui se poursuit malgré la soudaine distance qui les sépare. La traduction française par Émilie Laramée capture parfaitement le doux chagrin, l’amour et le désir entre ces deux personnages, et ces scènes ont été honnêtement les points les plus forts du livre pour moi.
J’ai également senti que les chapitres incluant les perspectives des enfants m’ont aidé à ressentir plus de sympathie envers Siri. Elle est opposée au déménagement, et se rebelle contre ses parents à Montréal. Alors que d’un point de vue adulte, il serait facile de simplement rouler les yeux et rejeter ses hystéries de pré-adolescentes, Sokol traite ces événements avec le sérieux et la dignité qu’ils méritent. La vie de Siri vient d’être déracinée pour des raisons qu’elle ne comprend pas, et compte tenu de son jeune âge, il est naturel qu’elle soit bouleversée et s’en prenne à ses parents, qu’elle considère comme les instigateurs.
Elle commence à passer du temps avec un groupe de mauvaises personnes à Montréal, ce qui conduit à des scènes très pénibles plus tard dans le livre, mais c’est difficile de lui reprocher cette erreur dans ses circonstances. Même lorsque les personnages font quelque chose de blessant, Sokol prend soin d’illuminer les raisons de leurs actions. Bien que cela n’excuse pas leur comportement, au moins c’est une explication partielle et montre qu’en fin de compte, tous sont des êtres humains qui font de leur mieux. C’est naturel qu’un roman centré sur la famille ait une approche aussi éthique et humaniste. C’est impressionnant qu’en dépit de montrer certains des pires aspects de l’humanité, Sokol est toujours capable de souligner le besoin de paix et de guérison, plutôt que la vengeance ou la violence.
La traduction de Cycling to Asylum par Laramée est vraiment excellente. Des descriptions aux dialogues, tout coule parfaitement. Bien que l’histoire de Sokol est magnifique en elle-même, la traduction de Laramée la fait vraiment briller. Chaque nuance des scènes, des inflexions émotionnelles des personnages aux descriptions minutieuses, est parfaitement capturée et décrite.
La traduction produit aussi des moments de comédie involontaire tout au long du texte, centrés principalement sur Siri. Par exemple, lorsque Siri exprime son refus d’apprendre le français, elle le fait entièrement en français. Il y a aussi une certaine ironie chaque fois que les personnages ne comprennent pas un aspect de la culture montréalaise, ou peinent à traduire un mot en français, alors que le texte-même est écrit en français courant, et que tout lecteur québécois peut évidemment discerner de quoi il s’agit.
Traduire un ouvrage aussi long n’est pas une mince affaire, mais Laramée garde une cohérence linguistique remarquable, même dans les expressions que certains personnages préfèrent utiliser. J’ai apprécié les petits changements au niveau de la formalité et de la grammaire utilisés dans le texte, en particulier pour Siri et Simon ; cela m’a aidé à m’immerger davantage dans les différentes perspectives de l’histoire. L’excellente maîtrise du français et de l’anglais de Laramée, ainsi que sa traduction habile des références culturelles ont fait de lui la personne idéale pour traduire cet ouvrage.
Bien que j’aime lire des livres en anglais et en français, il est rare que je trouve une œuvre traduite que j’aime tant. Trop souvent, il semble que les traductions soient précipitées et qu’elles manquent des nuances cruciales. Les lignes invisibles est vraiment une traduction merveilleuse, qui parvient non seulement à saisir l’intrigue de l’histoire, mais aussi les nuances émotionnelles que Sokol s’efforce d’explorer. Les problèmes sociaux auxquels Sokol s’attaque, concernant la construction communautaire, l’activisme et la protestation n’ont fait que gagner en pertinence depuis la sortie initiale du livre, et j’espère que cette traduction apportera le livre à un public encore plus large qu’auparavant. Bien que Sokol ne prétend pas offrir une réponse universelle ou une solution utopique, le roman transmet de l’espoir et un désir sincère d’avoir une conversation sur les moyens d’améliorer la société présentée. Même si l’histoire est parfois très lourde – et pas pour les âmes sensibles, surtout par rapport à la brutalité policière ou à la maltraitance d’enfants – elle vaut vraiment la peine d’être lue.
Ce livre a été fourni gratuitement à ImaginAtlas en échange d’une critique honnête.