Par Francesca Robitaille
Paru aux Éditions Alto à l’automne 2017, De synthèse est la plus récente œuvre de Karoline Georges. Ce roman de science-fiction puise avant dans la relation entre une fille et sa mère, alors que chacune doit composer avec les exigences de la vie familiale, qui changent selon le stade de leur relation. Le récit fait s’alterner les espaces, entre un Montréal que j’ai pu reconnaître comme une version à venir de notre ville, et un environnement numérique où la réalité virtuelle domine et influence les interactions; un monde où les androïdes sont complètement intégrés à la société humaine. Au gré des pages, nous suivons la protagoniste — la plus jeune — dans sa renaissance virtuelle, de l’enfance à l’âge adulte.
En commençant le roman, j’avoue que je ne savais pas trop à quoi m’attendre quant à la place qu’occupe De synthèse parmi les genres de l’imaginaire. J’avais entendu parler de l’œuvre avant d’y plonger et j’avais hâte de la lire, mais une fois le roman entre les mains, je n’ai pas voulu faire plus de recherches à son sujet avant d’y entrer.
(Enfin, je peux m’installer et entamer ma lecture, bien au chaud sur une montagne d’oreillers, avec un café et une couverture.)
La première partie, « De la réalité », prend le temps qu’il faut pour mettre en scène l’enfance du personnage principal, qui ne divulgue jamais son nom réel malgré une narration au je. Au début, je me suis demandé si ces pages étaient vraiment utiles au développement d’une histoire de science-fiction, surtout qu’il n’y avait presque aucune mention du monde futuriste que je m’attendais explorer.
(Patience, Francesca, patience…)
Confrontée à une absence quasi totale de repères temporaux, j’ai rapidement eu l’impression d’être lancée dans une sorte de stase, comme si j’étais dans un état de réalité « suspendue », une sensation amplifiée par le fait que j’étais alors en train de poursuivre ma lecture loin de ma montagne d’oreillers, à l’aéroport, soit un de ces lieux où le temps semble stagner, où les mouvements semblent avoir lieu hors du temps qui domine habituellement nos vies quotidiennes.
(Et cela m’évoque une superbe lecture, au sujet de ce hors-temps de l’aéroport, soit Changing Planes d’Ursula Le Guin, dont j’ai déjà parlé sur le blogue.)
Plus les descriptions de ce monde sans temps défilaient sous mes yeux, plus j’en arrivais à flotter à l’intérieur des pensées de la narratrice, et à comprendre l’impact que les relations qu’elle entretenait avec ses parents ont eu sur elle.
Je me suis donc retrouvée lentement captivée autant par l’effet du développement technologique sur la société futuriste de De synthèse que par les relations familiales des personnages, fort complexes. D’ailleurs, selon moi, la famille représente vraiment le cœur de l’histoire, et il s’agit d’un thème qui a longuement résonné en moi, d’autant plus que, peut-être à cause de mon jeune âge, je n’ai pas vraiment eu à réfléchir sérieusement à la santé et à la mort éventuelle de mes parents (du moins, jusqu’à ce que j’arrive à ce passage dans le roman). Tirant là sa matière à fiction, Karoline Georges m’a paru vouloir explorer en profondeur la relation profonde, souvent délicate, entre une mère et sa fille, et les difficultés qui s’imposent quand le lien entre elles se fracture après le départ de la narratrice. Celle-ci quitte le nid familial pour entamer une carrière de mannequin, ce qui l’entraîne à voyager loin de la maison et à signer des contrats qui lui permettent de repousser son retour jusqu’au moment où elle peut s’établir seule. La femme se replie alors de plus en plus sur elle-même, évitant tous les contacts humains; elle ne parle plus à ses collègues, et de moins en moins à ses parents. Elle dévoue toute son énergie à modifier son image, usant de ses propres fonds, notamment pour prendre des milliers de photographies de son visage modifié. Cette fascination pour l’image lui vient de son enfance, alors qu’enfant, elle écoutait la télévision pendant des heures et fixait toutes les images qui passaient sur l’écran en rêvant du moyen qui lui permettrait d’en devenir une. Mais son isolement et son obsession l’amènent, une fois adulte, au point où elle devient incapable de sortir de son appartement sans un entourage de personnages virtuels qu’elle crée dans le but de l’accompagner et qu’elle peut entraîner à sa suite grâce à un masque.
Mais tandis qu’elle se réfugie dans ses créations, le monde change autour d’elle, et justement, les univers virtuels se sont rapidement développés, au point où la narratrice peut maintenant se créer un avatar personnalisé, qu’elle nomme Anouk. Elle le retravaille chaque fois qu’une nouvelle mise à jour est annoncée, que de nouvelles options sont offertes. Minutieusement, l’artiste qu’elle est devenue améliore son avatar pour le rendre plus humain et plus réaliste. Elle peut aussi prendre des photos de son œuvre et les diffuser dans un vaste réseau qui relie des utilisateurs à travers le monde virtuel.
Ce qui s’ensuit reflète bien comment, malgré le monde ultramoderne de la protagoniste, les humains continuent malgré tout de former une espèce qui dépend toujours des contacts avec d’autres individus, peu importe leur système de support numérique ou leurs aides androïdes. Mais j’y vois un reflet de notre monde, où de plus en plus, tous les aspects de notre vie, privée comme sociale, se retrouvent quelque part en ligne; après tout, il y a vraiment une plateforme pour tout, et pour plusieurs personnes, cette situation paraît idéale. On est en mesure de parler à n’importe qui, n’importe où, n’importe quand; tant que le lien virtuel est fait (et que la connexion est bonne…) Pour certains, il est facile et normal d’établir des rapports numériques aussi profonds que ceux qu’on entretient dans le monde physique, mais je trouve que bien souvent, cette profondeur est plutôt creuse. Personnellement, mon expérience des relations numériques est surtout basée sur les interactions que j’ai sur les réseaux sociaux, et de ce que j’ai pu constater, ceux-ci peuvent à la fois renforcer et gâcher les relations entre les gens. On peut facilement voir ce qu’un individu publie sur ses comptes Facebook, Instagram et autres, parfois sans réfléchir à leur portée, et ces publications peuvent renforcer certains liens affectifs ou aider à créer des communautés, surtout s’il y a une certaine fréquence. Mais pour l’instant, selon moi, les réseaux sociaux ne réussissent pas à établir ni à soutenir toute la complexité des émotions qui rendent les relations humaines… humaines. Cela ne signifie pas pour autant que ce sera toujours le cas, et plus nous continuerons de projeter nos images au-delà des mondes physiques, plus nos relations s’affineront dans les univers virtuels. J’ajouterais que tout cela est déjà en cours, puisque de plus en plus, nous traversons assez fluidement l’interface entre les univers virtuels et le monde réel, souvent sans y penser. En effet, toujours sur les réseaux sociaux, j’ai l’impression que la majorité des utilisateurs ont maintenant conscience que la personne qu’ils présentent n’existe pas réellement et qu’elle est surtout un idéal ou un fantasme de nous-mêmes que nous souhaitons présenter aux autres. Et grâce à son avatar et aux réalités technologiques de son univers futuriste, la narratrice de De synthèse peut dépasser cet état actuel.
(Enfin! Je retrouve cette présence si précieuse des enjeux de la science-fiction et la raison d’être du monde futuriste dans ce roman. Mais, pour être bien honnête, j’avais oublié que je les cherchais, puisque je suis maintenant complètement captivée par la famille et le développement de sa situation.)
En effet, malgré toute la technologie mise à sa disposition, la protagoniste doit se battre contre le temps, et elle n’a finalement pas accès aux moyens infaillibles de préservation organique auxquels la science-fiction d’aujourd’hui continue elle aussi de rêver. Et, après le décès de sa mère, elle n’est pas certaine de la route à prendre pour lui rendre hommage d’une manière qui saurait plaire à toutes deux en tenant compte de leurs différences fondamentales. Elle doit créer une interface afin de relier son monde virtuel au monde physique de sa mère, qu’elle avait quitté.
À travers cela, elle est capable de libérer les émotions qu’elle conservait, cachées au fond d’elle-même, et de retrouver la connexion perdue avec sa mère.
Le roman conserve son aspect de réalité suspendue — un peu comme lorsqu’on passe quatre heures sur internet sans le réaliser —, et cet effet réussit en quelque sorte à lier le monde numérique d’Anouk, l’avatar de la protagoniste, au nôtre. J’ai trouvé que cette impression était différente de celle produite lorsqu’un livre captive « simplement » mon attention pendant des heures : dans ce cas-ci, j’étais convaincue d’être immergée dans le monde numérique avec Anouk, simplement en lisant, comme si les mots de Karoline Georges pouvaient eux aussi servir de clés pour se connecter au monde virtuel. C’était vraiment une expérience intense, comme de la lecture augmentée, et je ne me rappelle pas avoir autant été impressionnée par une lecture comme cela.
(Il faudrait que je la relise dans quelques années : si notre rapport au virtuel évolue d’ici là, est-ce que mon appréciation du livre changera elle aussi? Je crois que j’en tirerai des réflexions très différentes, mais pertinentes.)
Cette intensité dans l’expérience de la lecture, en partie due à la chronologie non linéaire de l’histoire, qui nous amène à faire toutes sortes d’allers-retours, est aussi amplifiée par la profondeur des personnages. Ceux-ci sont comme décryptés, caractérisés dès le début par des détails minutieux qu’observe la narratrice, et les relations entre chacun évoluent d’une manière touchante grâce à cette attention particulière qui leur est donnée par la fillette-femme-artiste. Cela leur mérite une mention spéciale, car ce sont eux qui, d’après moi, ont vraiment fait passer De synthèse du statut de roman que j’aurais aimé à celui d’une œuvre que j’ai adorée.
Dans un monde dont le cadre historique est inspiré de l’état actuel de notre monde, les critères humains qui définissent les relations intimes n’ont pas trop changé. J’avoue que le roman a ainsi pu me réconforter, en me donnant espoir que malgré l’actualité plus qu’incertaine que nous connaissons ces temps-ci, certaines (bonnes) choses ne changeront (peut-être) jamais. En fin de compte, même si certains penseront peut-être que De synthèse n’est pas assez SF, qu’il ne nous projette pas dans un univers explosif fort en sense of wonder, personnellement, je suis demeurée captivée par les personnages et par le traitement subtil, efficace et intelligent des univers virtuels, dont l’auteure semble être une vraie spécialiste. Ce roman est une bonne œuvre de science-fiction, de celles qui peuvent nous informer de façon sensible sur le sort que nous réservent les politiques et les développements technologiques, et qui nous permettent de garder la simple confiance que nous saurons préserver ce qui est important : les liens de la famille. Peu importe sa forme ou sa consistance…
(J’ai maintenant d’autres lectures de Karoline Georges qui m’attendent, et j’ai hâte de les commencer pour poursuivre mon exploration de son œuvre, sur laquelle je compte bien revenir sous peu. Sur des coussins, à l’aéroport ou, pourquoi pas, dans les univers virtuels!)
Révision : Alina Orza et Mathieu Lauzon-Dicso
J’avoue que mon intérêt a été piqué tandis que je faisais les révisions de ton article… J’ai mis le livre dans ma liste de lecture!
Nice! J’ai bien aimé ton analyse sociologique des mondes virtuels, et le thème d’esthétisme numérique du roman a l’air très intéressant!