Le 13 juin prochain paraîtra la nouvelle extension de Magic The Gathering (MTG) : Final Fantasy. Wizards of the Coast (WotC), éditeur du jeu de cartes, continue sur sa lancée de crossover avec cette nouvelle édition portant sur l’univers du jeu développé par Square Enix. Cloud, Sephiroth et les autres personnages de la série rejoignent donc ce que WotC a nommé Universes Beyond lors de son annonce en 2021. C’est l’occasion parfaite de revenir sur l’ouverture de l’univers de MTG à d’autres univers avec une question en tête : est-ce que les crossovers apportent un réel plus au jeu de carte de base? Ou bien est-ce seulement une stratégie commerciale pour amasser plus d’argent en allant chercher des consommateurs dans des fanbases déjà bien établies?

Pour commencer, revenons à la première occurrence de ces crossovers. En 2020, Secret Lair, une sous-marque de MTG destinée à la réimpression et la vente de cartes avec des illustrations alternatives, lance un ensemble de cinq cartes inédites issues de la série The Walking Dead. Développées par WotC, ces cartes ont un niveau de puissance raisonnable (elles ne sont pas assez fortes pour déséquilibrer le jeu lorsqu’on les joue), ne présentent pas de nouvelle mécanique de jeu, et sont jouables dans certains formats de compétition (Legacy, Commander). Des cartes fonctionnelles donc, mais certainement pas destinées à être très jouées. 

© Wizards of the Coast

L’année suivante, WotC confirme, avec Universes Beyond, la volonté d’étendre l’univers de MTG à d’autres univers, et ce à grande échelle. MTG devient alors un multivers où l’on ne retrouve pas moins de 25 crossovers incluant, entre autres, Arcane, Fornite, Stranger Things, Doctor Who, Street Fighters, Jurassic Park, Lord of the Rings et très prochainement Final Fantasy ou encore Avatar : The Last Airbender. Si la plupart de ces éditions suivent le modèle de The Walking Dead (très peu de cartes, inédites, issues de l’univers en question), certaines comme Warhammer 40k et Lord of the Rings (LotR) ont leur propre extension (plusieurs centaines de cartes). 

L’impact de cette nouvelle stratégie d’expansion se fait ressentir d’abord du point de vue narratif. Avant Universes Beyond et les crossovers, l’univers de MTG était déjà foisonnant. On y trouvait, entre autres, de nombreux plans d’existence (Dominaria, Phyrexia, Ravnica, etc) ; des héros en nombre (Liliana, Jace, Karn, etc.) dont certains sont même des Arpenteurs ayant la capacité de voyager entre les plans ; des tragédies et des légendes. Chaque extension « régulière » (non-crossover) est accompagnée de nouveaux éléments de narration faisant avancer l’histoire de l’univers. Ajoutons enfin que cet univers dégage essentiellement une atmosphère de fantasy, à l’exception notable de Kamigawa Neon Dynasty dont l’ambiance est résolument cyberpunk.

L’inclusion de nouveaux univers avec les crossovers ne répond clairement pas à une nécessité, tant l’univers existant est dense et déjà cohérent. Au contraire, ces ajouts font plutôt figure d’intrusion, venant tout bonnement briser la cohérence initiale avec des histoires impossibles à relier à la narration en cours, et des ambiances diverses et variées qui font voler l’enchantement de la fantasie en éclat. Devant cet état de fait, deux attitudes me semblent possibles : soit on accepte que ce soit un multivers au sens large qui inclut donc des univers n’ayant aucuns liens entre eux, soit on ignore tout simplement l’intrusion de ces crossovers dans la narration et on se contente des extensions « officielles » qui continuent l’histoire. 

© Wizards of the Coast

Du côté du système de jeu, l’impact est moindre. Beaucoup de cartes issues de Universes Beyond sont des réimpressions de cartes ayant déjà fait leurs preuves dans le jeu (cartes équilibrées et jouables). Les cartes inédites sont rares (à l’exception des extensions Warhammer 40k et LotR mentionnées plus haut qui sont presque toutes inédites) et leur puissance ne déstabilise pas le jeu. On constate assez vite que ces cartes sont moins prévues pour la compétition que pour la collection ou le jeu entre amis. On notera cependant l’inclusion durable de certaines cartes de l’extension LotR dans certaines piles (paquets de cartes) de tournoi, lorsque le format le permet. En effet, des cartes comme The One Ring, Orcish Bowmasters ou encore Lórien Revealed ont démontré un niveau de puissance suffisant pour avoir un impact réel dans le jeu. En fin de compte, chacun de ces crossovers propose peu ou pas de nouvelles mécaniques. Quand elles existent, celles-ci sont majoritairement anecdotiques et ne sont pas réutilisées dans les extensions « officielles ». 

Parlons maintenant d’un cas à part : l’extension Dungeons and Dragons : Adventures in the Forgotten Realms. Cette extension se démarque d’abord car il s’agit d’un crossover « à l’interne » puisque WotC est aussi l’éditeur de D&D depuis leur rachat de TSR en 1997. C’est aussi la seule extension crossover qui a été légale dans le format standard (format de compétition qui rassemble les plus récentes extensions officielles) à sa sortie et donc jouable en compétition dans tous les formats comme les cartes « régulières ». Le rapprochement des deux univers fait beaucoup moins grincer des dents que le crossover de Spongebob par exemple. On retrouve des caractéristiques propres à la fois à l’univers de D&D et à celui de MTG : les multiples plans d’existence et leurs arpenteurs, l’ambiance fantasy et, bien sûr, les archétypes qui y sont attachés (dragons, mages, guerriers, héros, etc.).

Du point de vue du jeu, système et narration inclus, l’ajout de ces crossovers n’est pas franchement convaincant. Il reste donc à explorer l’intérêt commercial de cette stratégie pour WotC. Jeu de cartes à collectionner parmi les plus populaires, MTG dispose d’une immense base de joueurs, qu’ils soient occasionnels ou professionnels. La sortie en 2019 du logiciel Magic: The Gathering Arena a permis à WotC d’également conquérir le marché du jeu en ligne et d’élargir encore sa communauté. Pourtant, les crossovers cherchent encore à augmenter cette base, au risque de décevoir ou de rebuter les joueurs vétérans. La stratégie est claire : attirer de nouveaux joueurs en provenance d’autres franchises déjà rentables en leur permettant de retrouver un univers familier dans MTG. On doute cependant que le taux de conversion (les joueurs qui deviendront des réguliers par la suite) soit élevé. 

© Wizards of the Coast

Mais la stratégie des crossovers est aussi dirigée vers les collectionneurs. En effet, produites par Secret Lair, ces cartes ne seront vraisemblablement pas rééditées. Cela signifie que leur faible tirage en fait des objets de collection convoités. Le constat est d’autant plus clair quand on y associe leur très faible jouabilité. Ces cartes présentent surtout de belles illustrations et la saveur familière d’un autre univers. Enfin, un dernier argument pour mettre en évidence la stratégie commerciale, celui des cartes numérotées. WotC a produit des cartes à très faible tirage et avec un numéro, faisant exploser le prix de celles-ci. Dans la prochaine extension de Final Fantasy, il s’agit de la carte Traveling Chocobo qui fait l’objet d’une édition limitée à 77 exemplaires trouvables seulement en Angleterre. Mais l’exemple le plus édifiant reste celui de The One Ring, dont une version éditée à un seul exemplaire au monde a enflammé le monde de MTG et des collectionneurs l’espace d’un moment. La carte a été trouvée dans un paquet par un joueur de Toronto qui l’a revendu au rappeur Post Malone (un joueur convaincu de MTG) qui l’a acquise pour la modique somme de deux millions USD.

En conclusion, les crossovers dans MTG ressemblent bien plus à un fanservice et à une stratégie commerciale agressive qu’à une véritable addition pour le jeu. Si les amateurs retrouvent avec plaisir certains personnages issus d’univers qui leur sont chers (j’ai, pour ma part, beaucoup aimé l’extension LotR), le prix des cartes, leur jouabilité et leur pérennité dans le jeu sont autant d’arguments pour ne pas céder à la tentation d’acheter des paquets de la prochaine édition. Comme il l’avait fait avec D&D, WotC nous démontre ici un appétit inquiétant pour le chiffre d’affaires, au détriment de sa communauté.