Par Adario Chirgwin-Dasgupta
Désolé, mais je vais commencer cet article avec une petite parenthèse! J’espère que je réussirai à y rendre compte du rôle important qu’occupent les enjeux de diversité, notamment linguistique, dans les littératures de l’imaginaire.
Quand on parle des mondes imaginaires de la fantasy, on pense souvent aux étranges créatures qui les peuplent. Que ce soit Ungoliant, l’Araignée de la Noirceur du Silmarillion, Alduin, le Dévoreur des Mondes du jeu The Elder Scrolls V : Skyrim ou toutes les autres manticores, kelpies, satyres et cocatrix, ces monstres étonnants occupent une place cruciale dans les romans, les films et les jeux de fantasy. Je me demande donc pourquoi, alors que les auteurs ont accès à une si belle ménagerie, on se retrouve presque toujours avec des héros « humanoïdes », s’ils ne sont pas tout simplement humains.
Et, conséquemment, les langues que parlent ces héros en finissent par ressembler à celles qu’on parle nous-mêmes, quand ce n’est pas une forme d’anglais ou de français transposée dans un autre monde, littéralement! J’imagine que les auteurs et les lecteurs s’attachent plus facilement à des personnages qui leur ressemblent, autant en apparence qu’en culture, et je comprends que ce besoin a un impact direct sur leur création. Il faut dire que faire comprendre aux lecteurs des dialogues entre des personnages qui se parlent toujours dans leur propre langue inventée, ça risque d’être un défi difficile à relever.
Mais enfin, où est-ce que je veux en venir avec tout ça? (Une petite parenthèse, je vous disais…)
Au monde de Game of Thrones. Un monde de fantasy gritty, avec ses complots politiques, ses jalousies et ses rancunes. Nos protagonistes? Des humains, bien sûr. Et la langue qu’ils parlent pour la plupart et qui sert de lingua franca à tous les personnages? La Langue Commune; bref, pour les lecteurs, de l’anglais (ou du français, ou une autre langue réelle, selon la traduction). Malgré cela, et ce, même si la majorité des personnages sont humains – il y a bien certains dragons et quelques autres êtres « sensibles », comme les Marcheurs Blancs ou les Enfants de la Forêt –, l’univers de Game of Thrones réussit quand même à assurer une bonne diversité linguistique, qui réussit à lui ajouter un réel degré de profondeur. Car si la Langue Commune est parlée par les citoyens des différents royaumes du continent de Westeros, ailleurs, les gens parlent d’autres langues. Par exemple, quelques nobles apprennent le haut valyrien pour parfaire leur éducation classique. Surtout, il existe une horde de nomades, dont l’existence est essentielle à l’intrigue. Ces cavaliers chevauchent à travers les plaines herbeuses d’Essos : ce sont les fameux Dothrakis, qui pratique le… dothraki! (Original, je sais.)
Si George R. R. Martin a lui-même déjà expliqué que n’étant pas linguiste comme Tolkien, il n’avait pas passé des années à inventer des langues artificielles pour soutenir l’univers de ses romans, les réalisateurs de la série télévisée, quant à eux, ont eu la bonne idée de faire appel à un linguiste pour les construire! C’est donc David J. Peterson qui a eu la jolie tâche d’imaginer de nouvelles langues qui se tiennent, avec leurs propres lexiques, leurs syntaxes et leurs systèmes phonologiques. Peterson a ainsi réussi à faire approuver son ouvrage linguistique de 300 pages, d’où sont nées les belles intonations gutturales du dothraki et celles, plus mélodiques, du haut valyrien.
Enfin de la diversité linguistique! Mais comme lecteur, puis comme fan de la série télé, comment peut-on prendre part à la discussion, au-delà des sous-titres disponibles? Que peut-on faire de plus qu’écouter les répliques de Daenerys Stormborn prononcées en dothraki ou en haut valyrien?
Pour les passionnés de la langue de Khal Drogo, du moins, il existe une solution : apprendre la langue à l’aide du guide de conversation Le dothraki facile, créé par David J. Peterson et disponible en français chez J’ai lu! Je pense qu’il faudra attendre encore un peu avant qu’un livret semblable paraisse sur le haut valyrien, mais déjà, pour m’être servi de l’ouvrage ces dernières semaines, je peux vous partager quelques particularités étonnantes de la langue des redoutables cavaliers d’Essos. Évidemment, ce ne sont que des détails, et je vous invite à consulter le guide pour en savoir davantage!
Voisin de la langue parlée par les Lhazaréens, un peuple de bergers qui subit souvent les raids brutaux des Dothrakis, le dothraki est une langue qui s’exprime uniquement à l’oral dans l’univers de Game of Thrones. Il possède une phonologie similaire à celle de nos langues latines : tous ses sons peuvent être associés aux voyelles et aux consonnes de l’alphabet latin, sauf ceux des lettres « b », « p », « u » et « x ». Le dothraki est surtout caractérisé par des inflexions prononcées, modulées selon un usage complexe de divers accents toniques, qui changent selon la structure et la longueur des mots. L’accent tonique est l’emphase qu’on met sur certaines syllabes d’un mot : par exemple, en français, on doit habituellement mettre une petite emphase sur la dernière syllabe – évidemment, les règles d’inflexion du dothraki sont plus complexes.
Poursuivons avec le contenu de la langue, plutôt qu’avec sa prononciation générale. Plusieurs expressions dothrakes, comme les salutations, sont des idiomes qui s’inspirent de l’équitation et des chevaux. De plus, les expressions martiales et les termes militaires sont particulièrement nombreux, étant donné que la survie de la société dothrake repose sur leurs raids, la guerre et le combat. Ce n’est pas pour dire que ce peuple manque de romantisme ou de poésie, puisque sa langue possède également bon nombre d’expressions où on compare un bien-aimé à la splendeur des astres célestes et du firmament : on n’a qu’à se souvenir de toutes ces fois où Khal Drogo surnomme Daenerys la lune de sa vie, et Daenerys de lui répondre qu’il est son soleil et ses étoiles! La traduction est littérale, ici.
Apprendre la grammaire dothrake, c’est assez facile si vous connaissez le français. (C’est forcément le cas, puisque vous lisez mon article!) Si vous êtes polyglotte ou que vous vous intéressez aussi aux langues classiques, comme le latin, ça devient une simple épreuve de mémorisation. En termes de grammaire, le dothraki m’a semblé être une version simplifiée du latin. Noms, pronoms personnels, verbes, adjectifs et adverbes figurent tous dans cette langue, quoique certaines formulations ne peuvent pas tout simplement être calquées lorsque vous les traduisez. Ensuite, de la même façon que les verbes se conjuguent, les noms se déclinent en cas : cinq flexions peuvent modifier la terminaison de chaque nom dothrak, selon la fonction de ce dernier dans la phrase : le nominatif pour les sujets, le génitif pour les compléments de noms qui expriment la possession, l’accusatif pour les compléments directs, l’ablatif pour la provenance et la possession inaliénable et l’allatif pour les objets indirects et pour exprimer la direction – exactement comme le latin! Par contre, pour une drôle de raison, la structure des phrases dothrakes est très rigide, donc nul besoin de décoder la fonction des mots un à la fois, comme c’est le cas dans les phrases à la structure parfois complexe du latin.
Je voulais finir mon article avec des cas spécifiques du vocabulaire dothrak, mais c’est honnêtement une expérience phonétique qui devrait être vécue à partir du guide. Celui-ci contient quelques centaines de mots et expressions classés par champ lexical (la guerre, le cheval, la nourriture, la chasse, la nature, etc.). En voici toutefois quelques-uns :
M’atchomaroon! – Salutations! (Littéralement, « avec tout mon respect! »)
Fonas chek! – Au revoir! (Littéralement, « bonne chasse! »)
khalakka – fils du khal, prince
arakh – épée courbe dothrak
lame – jument
gizikh – miel
fonak – chasseur
shierak – étoile
J’ai eu beaucoup de plaisir à apprendre les rudiments de cette belle langue et à pratiquer sa prononciation. Comme pour l’apprentissage du latin, certains qualifieront sûrement d’« inutile » une telle expérience linguistique. Toutefois, lorsqu’une langue imaginaire est bien construite, elle ne renforce pas seulement notre lien à son univers fictif : elle nous offre la possibilité de nous faire découvrir des modes d’expression jusqu’alors inconnus et d’interagir avec notre réalité de façon à en avoir une perspective nouvelle.
Essayez, peut-être verrez-vous notre monde à travers les yeux des Dothrakis!
Très intéressant (et ça semble plus simple que l’elfique de Tolkien – qui est en fait DES elfiques – que je m’étais amusée à apprendre durant mon adolescence!).
La latiniste que je suis apporterais cependant une petite précision : en latin, l’allatif est un dérivé de l’ablatif et ne sert que pour les directions. C’est le datif qui exprime les compléments d’objet indirects. Et, anciennement, c’était un autre cas, le locatif, qui exprimait les lieux (mais avec le temps, c’est devenu l’allatif, indiscernable de l’ablatif).
Par contre, dans certaines langues de l’Oural, l’allatif est un cas à part entière, comme en dothraki (je soupçonne d’ailleurs Peterson de s’être inspiré de ces langues afin que les Dothrakis sonnent comme les Huns auxquels ils ressemblent beaucoup!).
Ah je vois! J’ai présumé que la description de l’allatif dans le livret faisait référence à la fonction du datif, mais c’est vrai que ce n’est pas le cas.
Et c’est un fait très intéressant sur les Huns! J’essaierai de faire un peu de recherche à propos de l’allatif et son histoire; c’est le seul cas que nous n’avons pas encore vu en cours. Merci pour le commentaire!
Vous ne le verrez probablement pas : il faut faire du latin archaïque pour que ça serve.