Par Yu Hong

 

Un potager, c’est quoi ? La définition du Robert Micro que j’ai présentement sous la main est ceci : « Jardin destiné à la culture des légumes (et de certains fruits) pour la consommation. » Quant à moi, le terme évoque l’image agréable d’une famille soignant ses plates-bandes dans la cour arrière, et ce par un après-midi ensoleillé durant l’été. Mais après avoir lu Le Potager, un roman de Marilyne Fortin paru en 2017 aux éditions Québec Amérique, j’associe maintenant ce nom à « nourriture ».

 

Et à « survie ».

Déjà, avant même que j’ouvre le livre, le regard fixe du félin qui perce le feuillage vert foncé de la page couverture m’étonnait et m’attirait, à cause du contraste qu’il crée avec le titre. L’image me figerait presque sur place, tandis que les mots qui identifient le roman ne suscitent en moi que cette idée du bonheur familial et de la sérénité. D’ailleurs, c’est bien comme cela que le début de l’histoire se présente, alors que tout semble baigner dans une atmosphère paisible : c’est la rentrée scolaire, et Caroline, enseignante au collège, ne peut pas être plus enthousiaste à la perspective de commencer l’année avec de nouveaux élèves, pour leur apprendre l’histoire et leur faire aimer cette discipline dont elle est passionnée. Malheureusement, toutes ces belles prévisions n’aboutiront jamais, à cause d’une pandémie virale qui oblige les autorités à restreindre les déplacements des citoyens au maximum, par crainte d’accélérer la contagion. Les services publics non essentiels, comme les écoles, sont paralysés très tôt ; peu à peu, c’est même l’approvisionnement en électricité qui commence à flancher.

 

Crédit photo : Yu Hong

 

Étape par étape, de chapitre en chapitre, la situation évolue, et j’ai envie de fragmenter ma chronique pour vous le faire sentir :

 

Chapitre 1 : Caroline a deux fils et un mari qui l’aime. Deux chattes, Gaïa et Hadès, font aussi partie de la famille, jusqu’au moment où elle doit les abandonner, par manque de nourriture. Mais Gaïa, qui porte le même nom que celui de la déesse primordiale de la terre dans la mythologie de la Grèce antique, trouve un moyen de rester près de la famille, en subvenant à ses propres besoins.

 

Chapitre 2 : Confrontées au manque de nourriture, les familles du quartier se réunissent pour créer un potager, comme dans le bon vieux temps, sur cette terre jadis agricole qu’occupaient autrefois les peuples iroquoiens.

 

Chapitre 3 : Comme pour chaque projet – surtout un de la taille de celui du potager, qui réunit une dizaine de familles vivant sur la même rue -, il y a un leader, semblable au seigneur féodal qui régnait sur ses serfs durant le Moyen-Âge.

 

Crédit photo : Yu Hong

 

Chapitre 4 : « Les produits frais sont devenus une denrée rare, il faut ainsi les protéger des autres humains, dit Diana, alias la Reine-Grano. Avec des clôtures solides ou des fortifications, mettez-vous à l’oeuvre alors, mes chers voisins ! »

 

Chapitre 5 Eh bien, il est arrivé sur ma rue, ce maudit virus. J’assiste au travail de l’Unité d’intervention sanitaire du haut de mon balcon, avec mes enfants. Bon sang!, est-ce que leur habit n’est pas un peu trop exagéré ? On se croirait durant une épidémie de peste… Je suis rendue à m’y imaginer moi-même…

 

Du chapitre 6 au chapitre 19 : La mort viendra toujours, ce n’est qu’une question de temps. Après tout, « au Moyen-Âge, l’espérance de vie ne dépassait pas de beaucoup les trente ans. » Et moi, et mes enfants, combien de temps nous reste-t-il ?

 

C’est à la fin de ma lecture, dans mon lit, à moitié endormie, que j’ai commencé à réfléchir aux connexions entre le passé et le présent que l’auteure réussit à tisser dans son texte, notamment par l’intégration de courts énoncés historiques au début de chaque chapitre. Intérieurement, je me suis comme exclamée en assistant à l’irruption du passé dans le présent, par exemple la façon qu’ont les vieux modèles de la dictature pour revenir rapidement au goût du jour lorsqu’on entre dans une période de crise, écologique ou sanitaire. Finalement, en y pensant pendant l’écriture de mon article, je me suis demandé ce qui avait rendu Le Potager si captivant pour moi. À force d’y réfléchir, je crois pouvoir dire que c’est parce que « le message » passe sans qu’on se rende tout de suite compte qu’il nous est dit, et je m’en suis rendu compte lorsque j’ai naturellement émergé de ma lecture et qu’une sorte de « post-réflexion » a suivi. Les liens se sont faits d’eux-mêmes, et m’ont permis de pousser le raisonnement plus loin, notamment en ce qui a trait à l’évolution de la société dans le futur. D’ailleurs, je me demande toujours si, tandis que le présent ressemble toujours autant au passé, il ne faudrait pas croire que le futur ne sera finalement pas toujours à l’image du présent…

 

Ainsi, le roman est structuré d’une manière bien originale ; comme je l’évoque plus haut, chaque chapitre est précédé d’un petit énoncé historique, qui donne le ton à ce qu’on y retrouve, qui annonce un enjeu ou un thème repris dans l’intrigue principale. Étonnamment, ces parties ajoutées n’interrompent pas le fil de l’histoire et permettent plutôt d’examiner son déroulement sous d’autres perspectives. Les liens indéniables entre le passé, le présent et le futur sont alors démêlés, grâce à ce qui a été, dans mon cas, comme une sorte de processus séquentiel. J’ai donc été continuellement prise par les péripéties accrocheuses de l’histoire, dont je n’ai pu sortir qu’à la toute fin.

 

Au-delà de son puissant récit catastrophe, la force du roman est sa facilité à créer un rapprochement avec ses lecteurs, car chaque élément de l’histoire demeure vraisemblable dans la façon dont il est présenté, donc probable et réaliste, du moins pour moi. Cependant, cela ne veut surtout pas dire que l’auteure n’a pas su donner vie à un monde original et insolite. Au contraire, elle travaille la vraisemblance de son récit d’une façon qui sait conserver le plaisir de l’imprévisibilité, page après page; surtout pour les 150 dernières, que j’ai lues d’un coup ! Cela m’a confirmé tout le sens de l’imagination et le phénoménal esprit raisonné de l’auteure.

 

Au fait, si vous lisez ce texte en espérant connaître la fin du roman, désolé de vous décevoir, vous ne la trouverez pas ici ! Plutôt, je vous conseille fortement d’aller la découvrir, pour vous en faire votre propre idée ! De mon côté, je dirai seulement qu’elle est plutôt ouverte ; et disons que j’ai toujours tendance à préférer qu’une bonne histoire ne finisse jamais, et à lui espérer une suite, puis une suite à la suite, et une suite à la suite de la suite… Bref, en tournant la dernière page du Potager, j’ai compris que j’étais devenue très (trop ?) attachée au protagoniste ! J’ai donc été un peu déçue que ça se finisse ainsi, puisque je sentais qu’il me manquait encore une partie de l’histoire, au demeurant palpitante. Cela étant dit, cette fin pourrait plaire à d’autres lecteurs, qui préfèrent garder la liberté d’imaginer et de construire la fin d’une histoire…

 

Et, enfin, tous ces mots pour vous dire que Le Potager de Marilyne Fortin m’a sérieusement remuée, qu’il m’a fait rêver autant que réfléchir, et que je vous le recommande sans hésiter !

 

Révision : Adario Chirgwin-Dasgupta et Mathieu Lauzon-Dicso