Par Francesca Robitaille
Comme je le mentionne dans ma petite notice biographique, j’adore les livres d’Ursula Le Guin, surtout ses œuvres de science-fiction. J’ai découvert ses écrits dans un cours d’anglais au cégep qui portait sur la science-fiction, et c’est grâce à cette auteure que j’ai pu développer mon intérêt pour ce genre. Après m’avoir fait lire la nouvelle « The Ones Who Walk Away from Omelas » et le roman The Left Hand of Darkness dans ce cours, l’enseignante m’a recommandé le recueil de nouvelles Changing Planes, qui, m’a-t-elle alors expliqué, est un peu particulier, mais contient des histoires et des sujets d’une grande variété. Pour tout vous dire, c’est un recueil dans lequel je suis bien heureuse d’avoir plongé !
Paru en 2003 aux Éditions Harcourt[1], Changing Planes d’Ursula Le Guin est une collection de nouvelles reliées les unes aux autres par la mise en contexte qui s’amorce dans la première nouvelle, « Sita Dulip’s Method ». Celle-ci expose une façon de voyager dans des mondes parallèles ayant tous des réalités différentes : pour sortir de notre monde, il faut d’abord se trouver dans la salle d’attente d’un aéroport, ce qui explique en partie le jeu sur le mot « planes » du titre du recueil, qui désigne à la fois les avions et les différents « niveaux d’existence » dont il est question dans les nouvelles. Le narrateur, qui n’est pas nommé, visite quinze de ces niveaux singuliers en tout. Dans le monde d’une des nouvelles, intitulée « Porridge on Islac », des scientifiques ont joué avec la génétique de la population locale, et l’une des habitantes raconte qu’elle partage son code génétique avec celui du maïs – oui, elle fait partiellement partie du règne végétal ! Ailleurs dans le recueil, dans « Social Dreaming of the Frin », le narrateur découvre que toute la société de cet autre nouveau monde partage un rêve commun chaque soir, et la nouvelle relate comment ces gens vivent en étant liés par cette conscience onirique. D’un texte à l’autre, l’approche du narrateur alterne : souvent, il rapporte les histoires touchantes et intimes de certains habitants de ces autres mondes ; il peut aussi raconter l’histoire plus large de tout un peuple ; parfois, il s’intéresse plutôt à exposer les différences entre les réalités qui différencient ces autres dimensions de la nôtre.
J’ai aimé la variété des approches qu’utilise Ursula Le Guin pour construire tous ces différents mondes. Chaque nouvelle apporte des éléments complètement différents de ce qu’offraient les récits précédents, et le fait de ne pas toujours avoir les mêmes personnages récurrents d’un univers parallèle à l’autre permet de voir tous les mondes à des échelles plus ou moins grandes. Par exemple, dans la nouvelle où on rencontre Ai Li A Le, la femme qui est en partie maïs, on est témoin de l’impact personnel qu’ont les choix de cette société sur les individus. J’ai trouvé ce passage particulièrement poignant. Cependant, lorsqu’on visite le monde de Mahigul, le conflit violent qui y oppose deux peuples s’y déroule sur plusieurs siècles, et l’angle d’approche de la narration nous amène alors à un niveau plus élevé, qui nous permet de faire connaissance avec les figures historiques les plus marquantes de cet univers. Grâce à son talent, Le Guin est capable de guider mes réflexions tout en préservant la légèreté des récits.
À travers tous les mondes qu’elle a créés pour ce recueil, Le Guin explore l’impact de la science et de la politique sur les sociétés qu’on y trouve et sur les environnements qui les composent. Cependant, à la lecture de ce qui se produit dans chacun de ces univers possibles, on est en mesure de tracer des parallèles entre les histoires propres aux divers peuples qu’on rencontre, entre certains événements historiques marquants qui se produisent dans des niveaux différents. Chaque nouvelle fait réfléchir sur la nature humaine, sans jamais interrompre le flot de l’histoire. Par ailleurs, si vous connaissez les autres œuvres de Le Guin, n’ayez crainte : les mondes qui surgissent dans les quelques pages qui forment ce recueil ne sont pas moins complexes que ceux du Cycle de Hain ou du Cycle de l’Ekumen. Par contre, je dois reconnaître qu’en plus d’être une vraie qualité, la grande profondeur des histoires du recueil représente aussi une arme à double tranchant, puisque la sensation de ne pas avoir absorbé toute l’information présente dans le livre à la première (ou même à la deuxième) lecture persiste longtemps, un peu narquoisement. Heureusement, la complexité de l’ensemble n’alourdit pas trop les histoires prises séparément. Le tout demeure donc équilibré, et disons que le résultat mitigé des réflexions où m’ont amenée le recueil, par rapport à ce à quoi pourrait ressembler le futur de la Terre, corrobore assez justement la vision optimiste qu’on s’en est parfois faite durant une bonne partie du XXe siècle avec celle, plutôt sombre, qu’en a la majorité des « millenials » aujourd”hui.
Je suis toujours curieuse, en tant que jeune adulte, de voir comment la littérature permet d’entrevoir la perspective qu’une génération adopte pour appréhender les grands enjeux du monde – et l’évolution de cette perspective d’une génération à l’autre ! Je pense que la science-fiction le permet particulièrement bien, lorsqu’elle est intelligente. Ces derniers temps, je constate souvent qu’il y a une prévalence des mondes dystopiques dans les œuvres de l’imaginaire qui visent les jeunes adultes, et cela m’intrigue : pourquoi est-ce la vision du monde que souhaitent laisser des auteurs adultes à leurs jeunes lecteurs ? Pourquoi croyons-nous, somme toute collectivement, être si impuissants face au futur que nous imaginons pour nos enfants, et ce malgré toute la liberté possible que nous offre l’imagination ? Dans tous les cas, c’est parce que s’y côtoie l’espoir et le réalisme que des œuvres comme Changing Planes se démarquent du lot.
[1] L’édition que j’ai lue et photographiée est parue en 2004 aux Éditions Penguin.
Je l’ai lu (et fait signer par l’auteure voici quelques années). Quel plaisir de découvrir sa voix particulière et sa capacité de réflexion à travers les univers.
Moi aussi, la femme-maïs n’est restée en mémoire.
Pour ceux et celles qui veulent lire l’interrogation de Geneviève Blouin sur la question de la dystopie, je me permets de mettre le lien vers le texte 😉 :
https://laplumeetlepoing.blogspot.ca/2017/07/fatigue-dystopique.html
Et pour ajouter un petit point : je crois que c’est justement ce qui est si beau et bon dans l’oeuvre (général) de Le Guin… Elle est capable de lier les extrêmes, les deux pôles, le découragement et l’espoir, pour nous offrir quelque chose que montre à la fois le problème et la solution, ne serait-ce qu’émotionnellement.
J’ai bien envie de lire ce recueil moi aussi ! Merci Francesca de me l’avoir fait découvrir ! 🙂
(Intéressante critique, je n’ai pas lu ce livre d’Ursula Le Guin, mais maintenant il m’intrigue!)
Pour la question de la dystopie, je me suis interrogée à ce sujet moi aussi récemment. Et je me demande si ce n’est pas lié au fait que les générations d’écrivains précédentes ont fait l’apologie du progrès et des technologies, en présentant des futurs rieurs et positifs. Or, la génération d’enfants élevés en lisant ces livres a pollué la planète et causé le réchauffement climatique. Alors, maintenant, on écrit (plus ou moins consciemment) des livres de SF pour faire peur aux enfants et les amener à prendre la question du climat (et des autres problèmes mondiaux) au sérieux.
Les dystopies sont peut-être aussi liées au fait que certains problèmes mondiaux semblent insolubles, mais qu’en imaginant des futurs encore pires que ce que la réalité sera, on se défait d’une partie de ses angoisses (par le même mécanisme que les écrivains d’horreur subliment leurs peurs en les écrivant).