Trauma, démon et fantastique : aussi indémodable et amoureux que du beurre de peanut et des bananes entre deux tranches de pain blanc. Du “Le Chat noir” d’Edgar Allan Poe au Septs Jours du talion de Patrick Senécal, en passant par le Sac d’os de Stephen King et les incroyables La Maison hantée Shirley Jackson, Highlands de Fannie Demeule et le Beloved de Toni Morison, le fantastique n’a jamais cessé d’utiliser traumas et démons afin de coudre leurs trames en toile d’araignée. Empiler des couches de symbolismes par dessus des couches de lyrismes, c’est le genre qui le demande — c’est presqu’une obligation syndicale ! Avec sa série “Alex Stern”, c’est dans sa propre vie que Leigh Bardugo plonge pour écrire son œuvre. Et si La Neuvième maison abordait divers thèmes comme la dépendance, les traumas ou la dépression, le deuxième roman de la série, Hell Bent (parue le 10 janvier 2023), aborde plutôt les après-coups de ces victoires, offrant une continuité intéressante avec l’œuvre de 2019.
Hell Bent se déroule quelques mois après la fin du premier roman. Prisonnier des enfers, Darlington se transforme en un démon animé d’une sorte de sauvagerie à la fois séduisante, sexuelle et menaçante. Bien décidée à extraire son ami d’un futur peu envoutant, Alex est bien décider à agir avant que le temps, si imprévisible et immuable, ne l’ait altéré pour de bon.
Explorant la lutte opposant l’Humain à leurs démons intérieurs dans un décorum académic soupoudré de de sociétés secrêtes et de magies, la série “Alex Stern” offre un divertissement d’une profondeur plus qu’appréciée ! L’idée de la série serait venue à l’auteure après qu’elle ait reçue une photo prise à l’université Yale, où elle a complété ses études — une photo qui eut l’effet d’une madeleine de Proust morbide pour son écriture. Malgré la mélancolie qu’elle ressent pour cette époque, l’eau coulant sous les ponts lui a permit d’extraire de ces années toute la noirceur qui s’y dissimule. Ce regard unique sur son passé lui permet un saut dans le genre du roman pour adultes, s’éloignant du genre jeune adulte l’ayant fait connaitre. L’auteure offre ainsi à cette série une plongée dans les thèmes sombres qui font la beauté (et l’horreur) concrète de certaines existences. Marginalisation, dépendance, relations toxiques… Bardugo ne ne se gêne pas d’aborder des sujets sensibles dans le premier opus et ce n’est pas dans ce captivant second volet qu’elle ne lésine. Le nez d’un lectorat attentif saura renifler des moralités ambigües, et des décisions flottantes à la dérivent dans une galaxie faite de trauma, de deuil, d’envie, de colère et d’émancipation. Aussi, s’il est de bon ton de voir la fin du premier livre comme la victoire de l’héroïne dans une lutte aussi littérale que thématique, le deuxième roman ternit le portrait, offrant une subversion du happy-ending bienvenue dans un genre qui a une sacré tendance à saturer de fins heureuses.
La Neuvième maison, sous son récit de dons, de démons et de sociétés secrètes, dissimule un récit sur les traumas, les désirs, la dépendance, le pouvoir et le privilège — un sous-texte totalement assumé par l’autrice dans ses entrevues. Dans cet article, l’on pouvait déjà se laisser savoir qu’une suite à La Neuvième maison était inévitable; après tout, si les démons sont vaincus, ce n’est pas qu’ils cessent à tout jamais de nous hanter. Un rien suffit à raviver les cendres, et c’est la vie. Croire qu’il existe une recette magique faisant disparaitre tous nos démons est aussi naïf qu’intolérant, aussi insultant qu’une preuve flagrante de fermeture face aux douleurs des autres.
Derrière cette simple quête visant à retrouver un ami se cache une profondeur qui a teinté ma lecture. Car si Darlington a été, tout au long de La Neuvième maison, un allié, un mentor, un ami pour l’héroïne, c’est aussi un agresseur qu’Alex se fait convaincre de ne pas dénoncer. En effet, lors d’une soirée alimentée par les liqueurs et les stupéfiants, un Darlington en état second s’essaie à deux reprises sur l’héroïne. Cet évènement marque Alex, qui revoit alors un épisode traumatisant de son enfance et duquel elle peinait alors de se relever. Ainsi, elle elle se retrouve avec un renouvellement de son traumatisme, comme s’il l’on ne cessait de gratter un pansement rendant impossible la guérison de la plaie en dessous.
C’est à ce double évènement que renvoie ce démon nu qui brandit leur amitié pour lui demander de l’aide. Darlington qui avait entretenu sa douleur alors qu’elle essayait de lela surmonter durant les évènements de La Neuivième maison, ce même Darlington revient ici en démon nu et cornu. Dès lors, cette nouvelle forme de son ami fait naitre en elle moult doutes. À quel point cet être est-il toujours son ami ? À quel point est-il ’un sadique cornu s’exprimant à travers sa bouche ? Au final, c’est une question de confiance perturbée qu’Alex peine à rétablir malgré toute sa bonne volonté, comme si les évènements du premier livre l’avaient révélé sous un nouveau jour à la manière de ces gens que l’on connait et qu’un évènement nous fait connaitre différemment.
Les doutes qui assaillent dès lors Alex quant à sa quête posent une double question éthique et morale : à quel niveau pouvons-nous pardonner ? Entre l’ami et le professeur, l’amoureux et l’agresseur, Darlington est un personnage très gris et trouble dans la vie de l’héroïne. Cependant, l’on peut avancer que la transformation du personnage n’est plus si nouvelle, s’étant déjà entamée avec l’agression sous stupéfiants du premier livre. Alors, est-ce vraiment son ami ou un démon opérant un jeu particulièrement sadique ?