La cité oblique est une bande dessinée offrant une vision alternative du développement du Québec. Grandement inspirée par les œuvres de H. P. Lovecraft, le récit est centré sur la Nouvelle-France – ou la Nouvelle-Fr’lyeh, comme on l’appelle dans ce monde. Dans ce sombre conte, la province est occupée par les Anciens: des dieux qui sommeillent sous le territoire, attendant leur prochain réveil. Pendant leur sommeil, leur essence s’infiltre dans le sol et dans l’eau, laissant derrière elle une trace de pouvoir étrange et surnaturel. L’auteure Ariane Gélinas et l’illustrateur Christian Quesnel ont construit un récit qui garde intacts les grandes lignes de l’histoire québécoise, tout en veillant à ce qu’il y ait suffisamment de place pour permettre à l’horreur de s’y glisser.

@ Magdalena Nitchi

« Samuel Chantplain » fonde la ville de Québec toujours en 1608, mais après ce dernier passe un pacte avec les Anciens dans le but de pouvoir explorer davantage le territoire. Il a un enfant avec un de leurs descendants, et dès lors, une nouvelle race dénommée le « deuxième peuple » de Québec est née. Lorsque Chantplain décède, il n’est pas enterré. Il est mis à l’eau pour vivre éternellement, tout comme les habitants d’Innsmouth.

Le commerce de fourrures est aussi subtilement modifié: les fourrures « mixtes » des castors, s’agissant ici de créatures marines à moitié eldritch, ont beaucoup plus de valeur que celles des castors normaux. Les coureurs des bois sont appelés « ceux-qui-courent » un changement de nom qui les rapprochent des Anciens, aussi appelées « ceux-qui-sommeillent », attribuant ainsi une couche d’urgence à leur quête.

La plume de Gélinas est parfaite pour cette BD. Le monde qu’elle crée est simplement génial, nous donnant l’impression que le texte entier provient de l’esprit hagard et légèrement possédé de Lovecraft. J’apprécie particulièrement ses jeux de mots; la transformation des noms des personnages historiques comme Samuel « Chantplain » ajoute à l’étrangeté de l’œuvre, déplaçant cette dernière dans le domaine de la fantasy tout en maintenant une illusion de familiarité avec l’histoire bien réelle de la Nouvelle-France. Il y a cependant aussi un élément de vérité dans ce récit; j’ai été surprise d’apprendre que Lovecraft a visité le Québec à trois reprises au cours de sa vie et qu’il a beaucoup écrit sur son histoire. Le fondement historique rend cette BD d’autant plus agréable pour moi, et la façon dont Gélinas incorpore les visites de Lovecraft dans la prologue et le dernier chapitre donne un sentiment de satisfaction, même si l’histoire du Québec elle-même est toujours en train d’être écrite.

@ Magdalena Nitchi

Si les contes de Gélinas sont toujours un délice à lire, c’est la main de Quesnel qui a véritablement donné vie aux Weird Tales de Lovecraft dans La cité oblique. Les illustrations sont un véritable tour de force. Chaque page est une œuvre d’art sombre et réfléchie, avec des couches d’horreur qui attendent d’être épluchées par un lectorat attentif. Sur la première page de La cité oblique se trouve un fond gris foncé avec des éclaboussures d’encre, dessin qui pourrait être interprété comme les contours à moitié formés d’un visage avec un seul cercle rouge brillant, donnant parfaitement le ton de ce qui s’ensuit. Mystérieux et inquiétant, avec une cercle rouge brûlant – qui représente probablement le soleil couchant – l’œuvre m’apparaît comme un œil perçant, sondant les profondeurs de mon âme.

Évitant parfois les panneaux méticuleusement placés, les illustrations qui remplissent une page, ou même deux, permettent le lectorat de s’imprégner de l’ambiance de la scène sans en perdre le fil de l’histoire. L’iconographie québécoise, comme les bateaux volants et les moulins à vent, est réinventée, avec de grands navires de colons naviguant dans le ciel aux côtés de chauves-souris et de tentacules sortant des moulins sombres. La distorsion des visages et des symboles emblématiques culturels préservent cette qualité étrange et surnaturelle qui a attiré tant de gens aux œuvres de Lovecraft. Surplombé par des oiseaux et chauve-souris en arrière-plan, il est impossible de s’échapper de la paranoïa qui persiste à chaque page.

L’excellente maîtrise de la couleur de Quesnel rend les images encore plus poignantes. Par exemple, les tons orange et violets se complètent bien dans l’image du moulin à vent, et la manière dont le violet s’infiltre dans le sol donne une sensation de pourriture et de corruption, accentuée par les éclaboussures de rouge recouvrant le ciel orange en arrière-plan. Les coups de pinceau sont également spectaculaires; la façon dont il gratte les peintures rend toute l’image rugueuse, même si la page elle-même est lisse. Cette méthode de coloration inégale ajoute au sentiment « étrange » des dessins, et rend hommage aux styles employés dans les peintures à l’huile.

@ Magdalena Nitchi

Quesnel utilise des couches de textures de façon fascinante, en particulier dans ses portraits. Lorsque l’artiste reproduit les portraits emblématiques de personnages historiques comme Champlain et Louis XIV, il y ajoute une touche personnelle. Dans son premier portrait de Champlain, la superposition d’un document historique, la dentelle fanée et un motif fleuri sur le manteau ajoutent à l’effet déconcertant de la figure. Le masque d’argent brillant de Chantplain semble être cloué sur sa bouche, évoquant à la fois la chevaleresque et les masques des tueurs en série dans des films d’horreur.

J’ai aussi apprécié la façon dont La cité oblique a inclus les Autochtones dans l’histoire. Les premiers peuples, comme les appellent la narration, font partie intégrale de l’histoire de la Nouvelle-Fr’lyeh, en particulier au XVe siècle, lorsqu’ils ont aidé les Français à lutter contre les Anglais.

Gélinas et Quesnel mettent l’accent sur l’harmonie des peuples autochtones avec le monde naturel. Contrairement aux colons, ils n’ont pas besoin de conclure un accord avec les Anciens pour vivre sur la terre. Ils connaissent les besoins des Anciens et les comblent beaucoup plus facilement que les colons, qui doivent recourir à des cultes religieux et à l’effusion de sang pour accéder à la terre.

Bien que certaines des images d’Autochtones portant des têtes de cerf dans ce livre évoquent le Windigo—un esprit maléfique de la mythologie algonquine qui a souvent été déformé ou mal utilisé par des artistes d’horreur—je ne pense pas que c’était un faux-pas exprès. Compte tenu des autres représentations monstrueuses de diverses personnes ayant des caractéristiques canines, cervidées, céphalopodes, ou même mécaniques, il me semble plutôt que ces illustrations font partie du style artistique du livre. Cependant, il est toujours important d’être conscient des images qui ont une signification culturelle, comme celle-ci, et de les utiliser avec précaution, surtout dans le contexte du racisme des histoires originales de Lovecraft. 

La cité oblique est une bande dessinée absolument fantastique. Gélinas fait un excellent travail en établissant une histoire alternative complète du Québec, et les illustrations de Quesnel donnent magistralement vie à cet étrange univers. J’ai apprécié la façon dont les visites de Lovecraft à Québec—dans le monde de l’histoire, un contact avec des êtres d’un autre monde—ont ouvert et fermé le livre. Les implications que la population francophone du Québec est encore si forte parce qu’elle est à moitié une entité eldritch sont fascinantes. Toutes les personnes impliquées dans ce projet ont non seulement rendu justice à ce concept, mais ont produit aussi un travail au niveau de l’auteur auquel elles rendent hommage. Si vous aimez la mythologie de Lovecraft, alors vous allez certainement adorer cette bande dessinée.

Ce livre a été gracieusement fourni à ImaginAtlas en échange d’une juste critique.