Après avoir assisté au lancement du livre La Frugalité du temps à la Librairie Saga, j’ai été assez intriguée pour me procurer un exemplaire. Basé sur ses propres recherches généalogiques, ce roman de Sylvie Bérard raconte une histoire de science-fiction, dans laquelle Annick Paradis, une professeure de physique du secondaire, a la chance de plonger dans le passé d’une manière plus vivante qu’elle ne l’avait jamais imaginé.

Annick décide de visiter Arborithme, une entreprise promettant une expérience de réalité virtuelle qui permet de vivre la vie de nos ancêtres, et elle se retrouve choquée par le réalisme de leur reconstruction. Annick devient accro à ces visites au point de négliger sa vie au présent, incluant sa relation avec sa blonde Fran. Bien sûr, il est impossible qu’une simulation aussi parfaite n’ait aucune conséquence néfaste, et le coût des voyages d’Annick est lentement révélé au cours du roman. Bérard fait une excellente mise en place de rebondissements, même si le lecteur s’y attend, mais aussi arrive à nous surprendre avec des retournements de situations qu’on ne voit pas forcément venir. 

Il est clair dès le début du livre que Bérard est extrêmement expérimentée dans la recherche généalogique. Lors du lancement, Bérard décrit sa propre famille élargie, dispersée à travers le Québec et l’Ontario, et ses recherches sur ses racines, qui ont débuté dans les années 1980. Les réactions des autres personnages au projet d’Annick et les difficultés de reconstituer un arbre généalogique complet permettent à une lectrice comme moi de s’immerger dans le récit, même si elle ne connaît pas grand-chose sur la généalogie.

Bérard évoque également un aspect sous-exploré de l’histoire du Québec : la vie des personnes de couleur. Les migrants Noirs au Canada, y compris au Québec, ont tenté de s’assimiler complètement dans la culture locale. Une grande partie de la lignée familiale d’Annick commence à la fin du 18ème et au début du 19ème siècle, étant déclarée « noire » lors du recensement gouvernemental; après plusieurs générations, elle est passée à « métisse » et finalement à « irlandaise ». Bérard avait noté dans sa présentation que même si elle, comme Annick, pourraient passer pour blanches, elle n’a jamais oublié l’histoire de sa famille, qu’elle a voulu représenter dans son travail littéraire. C’est un plaisir d’être mise au courant d’événements historiques peu connus, et le sentiment d’être témoin d’une histoire étouffée m’a davantage entraîné dans ma lecture.

J’ai aussi apprécié la représentation des personnes LGBTQ+ dans ce livre. Annick est clairement queer, mais à part une mention des aventures de Fran et Annick dans le polyamour, il n’y a pas de discussion ouverte sur sa sexualité; Annick est simplement en couple avec une femme. Elle est également capable d’habiter des « personnages » masculins et féminins dans ses visites virtuelles, et son commentaire sur la dynamique rigide du rôle des hommes et des femmes du 19ème siècle m’a fait rire plusieurs fois.

Alors que de nombreux récits de science-fiction se penchent sur la possibilité d’utiliser le voyage dans le temps ou la réalité virtuelle pour rencontrer ses ancêtres, j’ai été particulièrement impressionné par La Frugalité du temps. Annick cultive de vraies relations avec les « membres de famille » qu’elle rencontre. La fascination immense d’Annick pour sa famille se transforme en un véritable désir de connaître l’histoire des personnages uniques qu’elle rencontre. L’accent mis sur la façon de vivre des gens du passé et sur la compassion d’Annick pour ses ancêtres donnent vie à l’histoire québécoise, et ce sans enlever les éléments spéculatifs et futuristes. La façon dont Bérard décrit les visites d’Annick dans le passé nous fait comprendre très bien pourquoi elle veut y retourner aussi souvent que possible.

Cependant, Bérard impose sagement des limites aux voyages d’Annick dans le passé. La nature même de la simulation d’Arborithme signifie qu’Annick ne peut pas revenir en arrière ou revivre des jours spécifiques; elle est obligée d’avancer chronologiquement, et chaque écart (de quelques mois) la rapproche de la perte de sa famille – car la simulation inclut également les dates de décès des ancêtres d’Annick. Annick doit également construire des personnages — comme un colporteur médical ou une célibataire itinérante — pour ses voyages. Le choix de se faire passer pour un homme ou une femme limite les domaines qu’elle peut explorer, et les personnes avec qui elle peut parler sans créer de suspicion. Ainsi, en dépit du monde apparemment merveilleux créé par Arborithme, Bérard est capable de garder une certaine vraisemblance dans son histoire.

J’ai aussi beaucoup apprécié la façon dont Bérard a divisé les chapitres avec des articles de blog. En général, le style « blogueur » est assez fastidieux dans les romans, mais dans ce cas ci, les courts messages entre les chapitres — complétés par un arbre généalogique, un diagramme ou une photographie — dépeignent une image plus claire de la famille d’Annick, ce qui est nécessaire lorsqu’il y a au moins 6 enfants adultes dans chaque génération. Il y a aussi de courts extraits entre certains chapitres écrits du point de vue d’un autre personnage, qui semble essayer d’avertir Annick à propos d’Arborithme. Bien que ces passages soient assez déroutants au début du livre, ils font sens plus tard.

Sans rien gâcher, je veux mentionner que j’ai parcouru les 100 dernières pages du roman en seulement quelques heures, car j’étais tellement accro à la lecture. La montée en tension était extrêmement bien faite, jusqu’aux dernières 20 pages du livre. Malheureusement, la conclusion n’a pas gardé cette énergie, et la fin est un peu décevante. Bien que la résolution ait du sens au niveau de l’intrigue, c’est une coupure abrupte de l’arc émotionnel et laisse beaucoup plus de questions que de réponses. Peut-être que le but a été de mettre en place une suite ou de dire que chercher des questions dans le passé n’apporte pas toujours les réponses qu’on voudrait, mais c’est dommage d’entraîner le lecteur autant dans l’histoire pour le laisser en suspens à la fin.

Cependant, je vous conseille de lire La Frugalité du temps. La concentration sur les éléments humains et les relations sociales, en balance avec les détails technologiques et l’exploration d’un avenir intéressant, me rappellent la science-fiction classique. J’ai beaucoup aimé le personnage d’Annick et je veux la découvrir davantage. J’espère que Bérard reviendra avec une continuation, même si en forme de nouvelle, pour donner une clôture à ce roman.