Par Mathieu Lauzon-Dicso

 

Lorsque la décision a été prise de faire notre dossier thématique de l’automne 2017 sur la ville de Montréal et sur ses rapports à l’imaginaire, j’ai tout de suite su qu’il allait falloir parler du roman Montréel d’Éric Gauthier, un roman de fantasy urbaine pour le moins original que les Éditions Alire ont fait paraître en 2011. Cet article ne sera toutefois pas une critique de l’œuvre, ce qui serait somme toute assez simple à faire, tant Montréel est excellent: après tout, le roman, qui consiste en une bonne brique d’environ 600 pages dont l’intrigue se déroule en une enquête magico-policière à laquelle sont forcés de participer un jeune concierge un peu tranquille, un vieil activiste qui s’avère être un professionnel des illusions et un cadre municipal qui flirte avec des puissances occultes, a marqué le milieu de la science-fiction et du fantastique québécois lorsqu’il est paru. La preuve, on lui a décerné les deux principaux prix de l’imaginaire de la province, soit le Prix Jacques-Brossard et le Prix Boréal! C’est un roman dont l’univers est particulièrement développé, aux personnages nombreux et attachants, à la matière riche et à la langue vivante et travaillée – l’auteur est d’ailleurs reconnu comme un excellent conteur des temps modernes! Mais voilà que je fais ce que je prévoyais ne pas faire, et plutôt que de vous écrire pourquoi je vous recommanderais ce livre – que je vous recommande, évidemment! -, je vais plutôt discuter de son approche originale du surnaturel et de la façon dont le territoire urbain qu’habitent les Montréelois est intrinsèquement lié aux phénomènes magiques qu’on y observe.

 

 

Montréel, comme Montréal, est une ville sur une île. Certains secteurs de la ville fictive évoquent directement des lieux de Montréal: c’est notamment le cas du mont Réel, qui renvoie à la colline montréalaise presque du même nom dont la présence marque le cœur géographique de la ville. Tout tourne autour de la petite montagne, dans la réalité comme dans la fiction du roman, mais ce qui rend le mont Réel encore plus important que son équivalent… réel, c’est ce qui le délimite. En effet, douze ancres en marquent le pourtour, en un cercle parfait, à l’intérieur duquel aucun phénomène magique ne peut se produire. C’est la zone neutre de la ville, où aucune apparition fantomatique ne peut venir gêner les employés de l’hôtel de ville et les fonctionnaires des nombreux services gouvernementaux qu’on y retrouve. Car partout ailleurs, le risque existe, aussi minime soit-il: les urbanistes de la ville ont beau s’assurer que les structures principales sont conformes, que les grandes devantures sont droites et alignées, que les rues et les avenues se croisent aux bons endroits, mais parfois, dans les appartements, une antenne abimée ou un mur un peu croche peuvent provoquer une infiltration spectrale… ou pire! C’est que la magie, dans Montréel, est une entreprise calculée, qu’on étudie, qu’on professionnalise, qu’on supervise: elle est pratiquée par des employés municipaux, qui chaque jour doivent éviter les perturbations de l’eidosphère, cette dimension qu’on imagine comme un voile d’énergie et de mémoire recouvrant le monde des perceptions tangibles. On frissonne à s’imaginer la même chose à Montréal, où les nids-de-poule, les cônes orange et les chantiers de construction abondent: les fantômes et leurs illusions pour le moins expressives pulluleraient sans doute à chaque coin de rue!

 

 

Éric Gauthier propose ainsi un monde particulièrement original avec son système magique dont l’apprentissage technique en fait une science à part entière. D’ailleurs, on peut lire à quoi ressemble une leçon-atelier en magie spectrale dans la nouvelle «Au bout du couloir», parue dans le numéro 200 de la revue Solaris. Participant du même univers, elle met en scène un des personnages de Montréel, Marie-Véronique Trinh, à l’époque où celle-ci était toujours étudiante à l’université, quelques années avant de devenir l’analyste en chef de la Commission d’urbanisme de Montréal, une position qu’elle occupe dans le roman en faisant preuve de brio et d’un sens inné et parfait pour le calcul des moindres détails. Une science, donc, que cette magie imaginée par l’auteur, qui réussit le tour de passe-passe de faire passer la fantasy pour de la science-fiction, qui sait comment brouiller la frontière entre les genres pour, au bout du compte, offrir un chef-d’œuvre récent qui participe pleinement des littératures de l’imaginaire: une histoire inclassable, indémodable, passionnante et enlevante! Et au-delà du talent de l’auteur, tout cela en partie grâce à la puissance fantasmagorique que le territoire montréalais peut exercer sur l’imaginaire d’un romancier qui a l’œil et les mots pour en faire sortir toute la fantastique architecture.