Par Sylvain Liu
«La tour de Trafalgar»[1]. C’est le titre de l’oeuvre que je m’apprête à lire, une nouvelle fantastique parue en 1835 dont l’histoire se déroule sous la dense végétation qui couvrait alors les flancs du Mont-Royal, un jour où le ciel est assombri par de lourds nuages orageux desquels provient le grondement menaçant du tonnerre. Le Mont-Royal est un endroit qui ne m’est pas étranger du tout. Je m’y rends souvent pour profiter du plein air et faire de l’exercice physique, et j’associe intimement son nom à ma ville natale, Montréal. Quel lien existe-t-il entre cette colline qui se dresse en plein coeur d’une ville bercée par le rythme du métro-boulot-dodo anodin de la vie… et une histoire qui fait glacer le sang? Ma curiosité m’emporte, et je pose les yeux sur la première ligne. À mesure que je progresse dans ma lecture, je suis plongé dans une ambiance mystérieuse, où planent l’hostilité et l’angoisse. Et c’est ainsi que se dévoile peu à peu à moi un Montréal peuplé de mythes et de légendes étranges…
Je crois entendre les pas du narrateur, sur les feuilles mortes qui jonchent le sol du Mont-Royal. J’entends frémir les branches d’arbre et je sens souffler un vent saturé d’électricité, qui annonce l’arrivée d’une violente tempête. Le narrateur, fusil entre les mains, accélère le pas en cherchant un abri pour se protéger de l’orage. La visibilité baisse de plus en plus quand tout à coup, un éclair illumine le flanc de la montagne et dévoile au loin une petite tourelle au milieu de la forêt. L’endroit n’a rien de luxueux, mais le narrateur est content d’avoir trouvé un endroit où il ne risque pas d’être trempé par la pluie. Or, il ne tarde pas à percevoir lui aussi l’atmosphère lugubre qui plane sur cette tour insolite. N’est-ce pas du sang séché qu’il découvre sur le bois de la porte d’entrée, comme s’il y avait été éclaboussé? Et un peu plus tard, durant son sommeil, n’est-ce pas une main qu’il sent contre sa gorge, alors qu’il croyait être certain d’être la seule âme vivante dans la tour?
Ces péripéties se déroulent dans un lieu qui m’est connu, qui fait pratiquement partie de mon quotidien, mais le ton lugubre de l’histoire et les descriptions sinistres de la montagne ont réussi à me donner la chair de poule! Une histoire fantastique qui se passe à Montréal! Honnêtement, l’idée me semble tellement nouvelle – ce n’est pas quelque chose que j’ai eu l’habitude de lire – que je reste longtemps fasciné d’avoir repéré dans la nouvelle des noms de lieux qui se rapportent à ma propre ville. Soudain, l’impression de proximité et de familiarité que j’avais pour Montréal amplifie le sentiment d’horreur ressenti en sourdine tout au long de ma lecture.
Je fais alors quelques recherches. La tour de Trafalgar aurait réellement existé et se serait dressée autrefois à l’emplacement actuel du Trafalgar Square, sur le flanc ouest du Mont-Royal. La date et la cause exactes de sa destruction restent imprécises. On sait toutefois que cette construction a alimenté pendant de nombreuses années l’imagination de bon nombre de Montréalais. Après la lecture de la nouvelle, je sens ma curiosité avivée. Quelles autres histoires ma ville a-t-elle bien pu inspirer aux esprits rêveurs, des histoires qui seraient oubliées de nos jours? C’est l’ardent désir de répondre à cette question en tête que je reviens de la bibliothèque, portant sous mon bras un épais ouvrage de 800 pages intitulé Contes, légendes et récits de l’île de Montréal – tome 1 – Montréal : une ville à inventer. Cette immense anthologie, réalisée sous la direction du professeur Aurélien Boivin, est parue aux Éditions Trois-Pistoles en 2013. Je tasse de mon bureau mes travaux de science et d’algèbre, soudainement peu importants, et y pose délicatement le lourd volume. Après m’être installé confortablement, j’ouvre le livre avec le sentiment d’entamer une longue aventure vers un monde nouveau…
Je suis plongé dans un univers parallèle, une sorte de monde à la Harry Potter dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. Est-ce bel et bien ma ville qui est dépeinte dans ces descriptions d’êtres féériques et de créatures démoniaques, qui surgissent de contes et légendes parus au XIXe siècle? Les pages que je tourne avidement, avec toute l’excitation d’un explorateur, me dévoilent une époque où l’île de Montréal aurait toujours été peuplée de génies et de fées, avant l’arrivée des colons européens.
Dans l’une de ces histoires que je découvre, on raconte qu’en des temps anciens, le palais du roi d’Hochelaga se dressait fièrement sur l’île où la ville de Montréal sera ensuite érigée. On dit que son royaume était puissant et riche, et que sa fille, la princesse Hanadonga, était l’une des plus belles femmes de tous les temps. Elle fut désirée en mariage par un méchant sorcier qui habitait la forêt du mont Kaminiska (que Jacques Cartier nommera beaucoup plus tard le «mont Royal»). Or, la princesse refusa de l’épouser. Le méchant sorcier la transforma alors en orignal et l’envoya errer dans les territoires sauvages. La pauvre princesse vagabonda jusqu’à la limite du royaume d’Hochelaga et entra dans le royaume voisin de Silène, qui correspondrait aujourd’hui à la région de la ville de Québec. Elle s’y lia d’amitié avec le prince Gundo de Silène, qui découvrit son secret, l’aida à rompre le mauvais sort, puis délivra le royaume d’Hochelaga de l’emprise du sorcier de Kaminiska en le tuant en combat singulier. Et est-il inutile de préciser que les royaumes d’Hochelaga et de Silène furent ensuite réunis par le mariage du prince Gundo et de la princesse Hanadonga?
Même après l’arrivée des colons français, des prodiges et des miracles continuèrent d’être accomplis pendant longtemps sur l’île de Montréal. J’ai lu notamment une légende sur la Fée des érables, être bienveillant qui veillait sur les gens au cœur bon qui s’aventuraient sur le Mont-Royal. Elle se déguisait généralement en une vieille Amérindienne aux yeux sévères et au visage ridé comme une pomme cuite. Quiconque avait la bonne intention de l’aider à porter son fardeau était par la suite surpris de la voir se métamorphoser en une gracieuse femme vêtue de fourrures précieuses, à la tête ceinte d’un diadème de plumes multicolores. La Fée des érables accordait alors un voeu à l’être pur qui lui avait proposé son aide. Mais attention! Cette faveur devait se mériter par un sacrifice, car après tout, les fées ne sont pas des dieux; elles ne sont pas toutes-puissantes.
Les légendes, tant anciennes que modernes, me dévoilent encore mille secrets insoupçonnés de Montréal. Des loups-garous hantaient autrefois les rivages de l’île. Les malheureux qui ne s’étaient pas confessés depuis un moment voyaient s’abattre sur eux la punition divine chaque nuit où la lune était pleine. Les rapides de Lachine ont aussi leur histoire à raconter: écoutez bien attentivement le grondement de l’eau lorsque vous y passerez prochainement, et vous entendrez peut-être, atténués par la distance, les cris de féroces Iroquois qui avaient tenté de s’en prendre à une famille de colons et dont les corps ont été jetés dans les flots du cours d’eau. Mais si j’avais à parler de toutes les légendes montréalaises, il me faudrait encore abuser de votre temps pendant des heures et des heures…
Hélas! Ces histoires sont aujourd’hui perdues! Les rois sont morts, les royaumes se sont effondrés, et les créatures magiques semblent avoir depuis longtemps abandonné cette terre; une terre dont les habitants ont oublié les épopées qui s’y sont déroulées. Je laisse tomber le gros bouquin dans la chute à livres de ma bibliothèque, en espérant que la mémoire qu’il contient ne tombe quant à elle pas dans l’oubli. J’espère qu’un jour, quelqu’un – peut-être vous – posera son regard sur ce livre, ne se laissera pas intimider par le nombre de pages qu’il contient, et l’ouvrira pour le lire. Alors seulement connaîtra-t-il réellement les merveilles du sol enchanté sur lequel il marche…
Révision: Mathieu Lauzon-Dicso
[1] La nouvelle est accessible dans son intégralité sur le site du magazine littéraire de la République du Centaure, qui a notamment pour objectif de rendre à nouveau disponibles des nouvelles québécoises de science-fiction et de fantastique.