Par Francesca Robitaille
Emmanuel Chastellière est traducteur, notamment d’oeuvres de Chris Evans, d’Aliette de Bodard et de Tad Williams. Il est l’un des cofondateurs du site Elbakin.net, l’un des principaux sites francophones dédiés à la fantasy, créé en septembre 2000. En plus d’en être le webmestre, il y publie plusieurs critiques de livres. En mai 2016, son premier roman fantastique, Le Village, est paru aux Éditions de l’Instant. Sont aussi parues quelques nouvelles, dont « Brasier », un texte de fantasy qu’on peut retrouver dans l’anthologie Routes de légendes des Éditions Rivière Blanche, et « Fly Me to the Moon », qui s’inscrit dans la lignée steampunk de l’anthologie Gentlemen mécaniques des Éditions de l’instant. Plus récemment, ce même éditeur faisait paraître le recueil Célestopol, dans lequel Emmanuel Chastellière propose des nouvelles qui tournent toutes autour d’une cité steampunk basée sur la Lune.
Nous vous proposons donc aujourd’hui la première partie d’une entrevue que j’ai menée avec Emmanuel Chastellière, où il sera d’abord question de son travail pour le projet Elbakin.net et de ses activités et habitudes professionnelles en tant que traducteur !
À propos d’Elbakin.net
Francesca Robitaille : Vous êtes l’un des cofondateurs du site d’information Elbakin.net, un incontournable de la scène francophone des genres de l’imaginaire. Comment le présenteriez-vous à nos lecteurs, dont plusieurs commencent à découvrir le milieu SFF ?
Emmanuel Chastellière : Très simplement ! Il s’agit d’un site généraliste dédié à la fantasy sous toutes ses formes, un site né maintenant il y a plus de quinze ans. Nous tâchons de le mettre à jour quotidiennement en proposant aussi bien des chroniques de romans (ou de bandes dessinées, de jeux de plateau, etc.) que des entretiens avec des auteurs ou des éditeurs, ou bien sûr, des brèves d’actualité.
F. R. : Quel était l’objectif initial de l’équipe qui a conçu le site ? Comment le projet a-t-il évolué avec les années ?
E. C. : Le projet initial était sensiblement le même qu’aujourd’hui encore, à savoir mettre en avant le genre fantasy en traitant de son actualité. Le site s’est étoffé au fil du temps et des projets, avec par exemple la création d’une section Jeunesse à part entière, d’une association afin de pouvoir intervenir sur des festivals et autres manifestations (ailleurs qu’uniquement sur internet en somme), ou bien encore d’un prix littéraire, qui existe depuis huit ans maintenant.
F. R. : Comment fonctionne l’équipe d’Elbakin.net ? Qui fait quoi ? Les chroniqueurs choisissent-ils eux-mêmes les livres dont ils rédigeront la critique ?
E. C. : Tous les membres de l’équipe du site sont bénévoles, ce qui signifie que nous travaillons tous dessus sur notre temps libre. Et du temps libre, nous n’en avons pas forcément beaucoup ! Nous avons donc des gens qui se consacrent à l’actualité, d’autres aux chroniques effectivement, d’autres encore à la technique… La technique représente un domaine important qui ne se voit pas au premier coup d’œil, mais sans ça, pas de site. En tout cas, chacun fait ce qu’il peut selon ses moyens et… ses envies !
Concernant l’attribution des chroniques, nous n’avons pas de façon précise de fonctionner : certains chroniqueurs peuvent proposer d’eux-mêmes un roman ou autre à chroniquer ou bien répondre à une annonce de notre part, puisque nous avons un système interne où sont répertoriées les chroniques en attente.
F. R. : Vous y faites aussi de la critique : selon vous, qu’est-ce qui fait la différence entre une bonne critique et une mauvaise ?
E. C. : Je dirai que toute critique est subjective, par essence, mais, bien entendu, je pense qu’une bonne critique se distingue par son argumentation. Pour être passé de l’autre côté du miroir désormais, je sais qu’une critique négative est beaucoup plus facile à accepter si l’on sent que le chroniqueur a su faire preuve de discernement et expliquer en quoi le roman ne lui avait pas plu, au lieu de se contenter de dire que c’est nul (je résume grossièrement l’idée bien entendu).
Cela dit, c’est quelque chose que nous n’avons jamais accepté sur Elbakin.net. À titre personnel, je peux me montrer facilement moqueur – par exemple, je songe là aux chroniques des innombrables tomes de L’Épée de Vérité, mais je pense que même les fans de Terry Goodkind pourront admettre que je ne me contente pas de ça et que je démontre par A + B pourquoi il s’agit de mauvais romans, en tout cas, de mon point de vue.
F. R. : L’équipe d’Elbakin.net entretient-elle de bons rapports avec le reste du milieu français (auteurs, éditeurs, autres sites, etc.) ?
E. C. : Alors, je dirai que c’est très variable et que les choses évoluent aussi avec le temps. Pour faire court, les éditeurs nous apprécient toujours davantage quand la chronique de leur dernier ouvrage en date est positive… voilà, les points de suspension sont bien sûr intentionnels ! Récemment, un éditeur bien connu en France dans le milieu de l’imaginaire n’a pas vraiment accepté que l’on « descende » – selon lui – l’un de ses derniers romans et il nous a coupé du jour au lendemain l’accès à ses services presse. Mais c’est son droit et son choix !
Je ne peux pas dire que je cautionne cette attitude, évidemment. Nous ne sommes pas un meilleur site ou un groupe de chroniqueurs plus pointus ou pertinents quand nous attribuons de bonnes notes. Et pourtant, dans l’esprit de certains, il semblerait que si !
Concernant les auteurs, je ne sais pas, je pense que nous avons une bonne image, mais on ne peut pas plaire à tout le monde. Quant aux autres sites, nous ne sommes de toute façon pas si nombreux dans le secteur. Mais nous n’avons jamais connu de cas de guerre ouverte ou ce genre de choses.
À propos de votre métier de traducteur
F. R. : Comment vous y prenez-vous pour préserver le style d’un auteur anglo-saxon lorsque vous traduisez son œuvre en français ? Et dans le cas récent de La Chute de la Maison aux Flèches d’Argent d’Aliette de Bodard, voyez-vous votre travail de la même façon que pour la traduction d’autres romans écrits en anglais ?
E. C. : Étant donné qu’Aliette de Bodard écrit directement en anglais, oui, je le vois de la même façon, même si c’est évidemment un sentiment un peu particulier de savoir que l’auteure peut juger de la qualité de votre travail, puisque le français est sa langue maternelle. Je dois bien avouer que je sentais donc une véritable pression supplémentaire sur mes épaules. En général, une fois une traduction terminée et transmise à l’éditeur, je suis plutôt serein en attendant les épreuves ou disons plus globalement d’être recontacté. Là, je savais qu’Aliette allait également se pencher sur mon travail.
Concernant plus généralement le style des auteurs traduits, je n’ai pas de méthode particulière. Enfin, je ne pense pas. J’essaie si possible de lire une première fois l’ouvrage concerné dans la peau d’un « simple » lecteur, histoire justement de me faire à sa musique, à son rythme. Ensuite, lorsque je le relis, en cours de traduction, disons que je tente de rester aussi proche que possible de la logique de départ de la phrase. Si j’arrive à conserver telle figure de style, telle image, je le fais, bien entendu. Dans le cas contraire, il s’agit par exemple de trouver des équivalences, pour ne citer que ce cas de figure.
Disons que la seule règle absolue que je m’impose, c’est de ne pas réécrire le roman à ma façon. Et pourtant, je dois dire que parfois, on pourrait être tenté de le faire, étant donné que tous les romans ne se valent pas sur le plan du style, vous vous en doutez bien et qu’il est parfois « grisant » de se dire que l’on pourrait faire mieux. Mais un traducteur n’est pas là pour « corriger » le texte d’origine et encore moins partir du principe qu’il peut/doit l’améliorer.
Ou alors, il s’agirait d’une consigne de l’éditeur, mais je ne sais pas dans quelle mesure on peut alors considérer que l’on outrepasse notre mission.
F. R. : Vous avez mentionné à quelques reprises qu’il vous arrive d’avoir l’opportunité de converser avec certains auteurs lorsque vous traduisez leurs œuvres. En quoi cela affecte-t-il votre travail ?
E. C. : Eh bien, de façon positive, je l’espère !
En général, je contacte les auteurs pour leur poser des questions concernant un point d’intrigue précis ou bien la meilleure traduction, selon eux, de tel ou tel terme. Ce qui est plus facile quand ils ont quelques notions de français dans ce cas, même s’il est toujours possible justement de leur expliquer de quoi il retourne. Le premier point peut s’avérer particulièrement utile quand par exemple il s’agit d’un cycle et que l’auteur est déjà en train de planifier ou d’écrire le quatrième tome quand vous en êtes encore à traduire le premier.
Bon, je me souviens aussi d’un auteur, que je n’avais pas osé contacter pour le coup, qui avait visiblement oublié qu’il avait tué l’un de ses personnages entre deux tomes… Dans ce cas-là, difficile de résoudre le problème de façon satisfaisante, surtout quand il s’agit d’un personnage important. Et bien sûr, on imagine (logiquement) que c’est la faute du traducteur, mais non !
F. R. : Vous traduisez aussi des œuvres pour la jeunesse. Quels sont les défis qui se présentent lorsqu’on traduit pour des jeunes et comment réussissez-vous à vous y adapter ?
E. C. : J’espère que mes réponses ne vont pas vous décevoir là aussi, puisque vous abordez encore le sujet de la méthode, mais je dois dire que je ne fais pas de différence entre traduire pour la jeunesse ou traduire pour les « adultes ». Pour moi, un roman est un roman. En général, s’il y a adaptation voulue à un certain lectorat, celle-ci vient en amont, de la part de l’auteur que j’ai à traduire. C’est lui qui peut juger qu’il ne faut pas employer un vocabulaire trop recherché, mettre en scène des passages trop violents, aborder un message trop « politique », etc. Mais à la limite, un auteur visant un public « adulte » peut nourrir les mêmes réserves. Le traitement lui-même dépend finalement de la volonté initiale de l’auteur plutôt que du classement.
Donc, pour résumer, je ne vois pas de défi particulier à traduire une œuvre classée en Jeunesse. Chaque roman est de toute façon différent.
F. R. : Y a-t-il des genres d’œuvres que vous préférez traduire plus que d’autres ? Et, à l’inverse, êtes-vous aussi tenu de traduire des textes qui ne vous interpellent pas ?
E. C. : Non, pas vraiment pour ce qui est d’un genre préféré. Ma carrière a fait que j’ai souvent eu l’occasion de traduire des romans avec une certaine composante militaire, mais ce n’est pas quelque chose que je recherche particulièrement. C’est avant tout le hasard.
Disons que si je devais me laisser influencer par mes goûts de lecteur, j’aurais sans aucun doute tendance à opter pour des œuvres peut-être plus proches de la New Weird ou en tout cas d’une fantasy plus « littéraire », et sans aucun doute, pas de son versant le plus épique. Non pas que je n’aime pas toujours en lire à l’occasion, mais… on va dire que ce n’est pas forcément ce qu’il y a de plus excitant à traduire !
Il est vrai par ailleurs que certains types de romans m’interpellent moins que d’autres, mais je dirais que l’une des règles principales du traducteur, c’est d’accepter le travail qu’on lui donne. Bon, toujours selon certaines conditions, bien entendu ! Notamment financières, il va de soi.
F. R. : Lequel des romans que vous avez traduits vous a donné le plus d’émotions fortes, lequel a été le plus étrange à traduire ?
E. C. : En ce qui concerne les émotions fortes, je dirai, le premier ! J’avais forcément beaucoup de pression et j’avais en plus une date butoir assez particulière, puisqu’elle tombait le 31 décembre. Bon, si j’avais su, j’aurais pu sans aucun doute attendre deux ou trois jours de plus sans que cela ait des conséquences négatives sur moi, mais quand on débute, on se dit forcément qu’il faut à tout prix tenir la date que l’on nous a donnée ! Autant dire que cette année-là, mon Réveillon prit franchement un tour singulier.
Le plus étrange, voyons voir… En soi, la traduction n’avait rien d’étrange, mais j’ai notamment eu l’occasion de traduire un roman de Nicholas Sparks, qui n’a bien sûr rien à voir avec les littératures de l’imaginaire. Disons que ce fut une récréation amusante, à défaut d’être véritablement étrange.
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Merci à Emmanuel Chastellière pour les réponses à la première partie de l’entrevue qu’il m’a accordée ! La deuxième partie sera en ligne le 26 juillet : Emmanuel Chastellière y répond à mes questions sur son travail d’écrivain, sur son rapport avec la SFFQ, sur un projet de roman dont l’histoire se passe à Montréal, et plus encore, donc ne manquez pas ça !
D’ici là, si ses réponses à propos d’Elbakin.net ou du métier de traducteur vous interpellent, n’hésitez pas à y réagir dans la section des commentaires ci-dessous !
[Edit : vous retrouverez la deuxième partie de cette entrevue ici !]
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