Par Ioana Popescu Crainic

 

Comment aurais-je pu croire qu’un jour, l’idée de visiter Longueuil me donnerait la chair de poule?

 

J’étais assise dans un café tranquille dans Côte-des-Neiges avec mon amie. Pendant qu’elle lisait son livre, je lisais le mien, et de temps en temps, elle m’interrompait dans ma lecture pour me parler de l’histoire qu’elle lisait. Et c’est à ce moment-là que j’ai réalisé à quel point les livres ont le pouvoir de nous faire voyager! Elle et moi, à cet instant, étions dans des mondes différents. Elle, quelque part dans un monde totalement différent du nôtre, et moi… sur Sainte-Catherine!

 

Imaginez que vous vous promenez à Montréal, que vous marchez sur la rue Sainte-Catherine, que vous êtes en route pour aller voir votre ami qui sortira bientôt de son cours à l’UQAM et qu’ensemble, vous allez boire un thé quelque part sur le Plateau Mont-Royal. Cependant, sans que vous ne le sachiez encore, cet autre Montréal est peuplé d’individus surhumains, aux allures vampiriques. C’est ce que ce livre, un roman de Joël Champetier, m’a fait vivre récemment : la sensation étrange d’une certaine familiarité, d’un feels like homeimprégnant les pages et faisant en sorte que l’histoire remplissait bien sa mission première : effrayer ses lecteurs. Comme si je me sentais chez moi… mais que je souhaiterais ne pas y être en même temps.

 

Avant d’entamer ma lecture, j’étais au collège, dans mon cours de français; plus précisément un cours de linguistique. J’y ai appris que dans le monde, les locuteurs de certaines langues utilisent des mots différents pour désigner autant de nuances différentes de la couleur blanche. Or, même si la langue française ne fait pas une grande distinction entre le blanc coquille d’œuf et le blanc de la neige, Joël Champetier, en écrivant ce livre, a su créer une nouvelle nuance de blanc totalement inédite. Une nuance propre à lui et à son univers romanesque. Une nuance qui, d’une certaine façon, est propre au Québec.

 

Un blanc sinistre, un blanc effrayant…

 

Un blanc « couleur de peau »!

 

La Peau blanche. Quel titre intrigant! Paru chez Alire en 1997, le roman a connu un joli succès dans la scène québécoise de l’imaginaire. D’ailleurs, le réalisateur Daniel Roby en a fait un film en 2004, que Joël Champetier a lui-même scénarisé. Puisque le film a lui aussi eu un certain retentissement, je me suis chargée de le regarder pour compléter ma lecture du roman, question de pouvoir comparer les deux œuvres et de me donner une idée plus complète de l’histoire.

 

Crédit photo : Ioana Popescu Crainic

 

Je trouve que le film a su faire du mieux qu’il pouvait pour respecter l’intrigue du roman, sans trop couper dans les éléments d’information importants présents à l’écrit, ce qui lui a permis de respecter assez sérieusement tout ce qui se déroule sur près de 220 pages. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus simple à faire lorsqu’on adapte ça en une heure et demie. Par exemple, à mon avis, les rôles de Thierry et d’Henri, les principaux personnages, ont été très bien distribués, car on ressent vraiment une connexion authentique et fraternelle entre les deux personnages respectivement joués par Marc Paquet et Frédéric Pierre, comme c’est le cas dans le roman.

 

En revanche, selon moi, le plus gros truc qu’on perd dans la production cinématographique est l’aspect, disons « personnel » du livre. Écrite au « je » et racontée par Thierry, l’histoire sur papier s’insinue plus aisément en nous, et je trouve que ce niveau d’intimité propre au texte renforce notre attachement pour le jeune homme. Après tout, en ayant accès à ses émotions et à ses pensées, on ne peut pas voir le récit comme autre chose qu’une histoire authentique. On comprend comment il se sent lorsqu’il voit Claire, lorsqu’il est avec elle… Par ses pensées, sa manière d’agir, on voit qu’il est complètement hypnotisé et captivé par elle dès le premier moment où il la rencontre. Le film perd donc un peu de cet effet, puisqu’il se raconte à la troisième personne.

 

Si on me donnait la tâche de classer le livre dans un genre, je ne penserais pas en être capable. Est-ce que La Peau blanche est une histoire d’horreur? Oui, sans aucun doute. Mais est-ce uniquement cela? Absolument pas. C’est aussi une histoire d’amour. Et même une histoire comique à certains moments. En quelque sorte, c’est aussi un roman de science-fiction; du moins, c’est l’impression que j’en ai eue. D’après moi, les enjeux plus profonds que ce livre aborde vont au-delà des genres littéraires. En effet, La Peau blanche met en lumière des questions importantes quant à nos comportements d’êtres humains.

 

C’est que, grâce à ce roman, je crois que les lecteurs peuvent tirer une leçon sur l’impact que les « relations toxiques » peuvent avoir sur nous, s’ils observent bien comment évolue la relation qui se développe entre Thierry et Claire. Par exemple, si je pense à la décision de Thierry, qui accepte de continuer à donner du sang à son amante, même s’il sait que cela lui fait du mal et que sa vie risque d’en être le prix, on peut peut-être considérer le geste comme une remarquable abnégation au profit de l’être aimé; or, cela montre aussi, et surtout, l’influence du sentiment amoureux sur nos pensées et le contrôle que cela peut avoir sur nos agissements. Bref, le roman montre bien jusqu’à quel point l’amour peut empiéter sur notre capacité d’agir intelligemment. Il y a une ligne très fine entre l’amour et l’obsession, et l’auteur semble avoir eu plaisir à brouiller cette frontière, en laissant à ses lecteurs le soin de décider de quel côté ranger la relation pleine d’intensité de Thierry et Claire.

 

S’il y a un autre enjeu social important qui traverse le roman, c’est visiblement la question du racisme. Vingt ans plus tard, c’est un problème qui continue de faire les manchettes et dont je suis assez souvent témoin au quotidien. Dans le livre, il y a ce passage où le cousin d’Henri fait remarquer à Thierry que si ç’avait été lui qui s’était fait attaquer au couteau plutôt qu’Henri, il aurait obtenu de l’aide bien plus rapidement, puisqu’après tout, sa peau à lui est blanche. Mais comme Henri est noir, personne ne s’est empressé de venir à sa rescousse… Cet avertissement de Joël Champetier, qu’on reçoit par l’entremise d’un de ses personnages, en dit beaucoup sur le racisme systémique qui affectait déjà la société il y a deux décennies, et pas qu’aux États-Unis! On peut aussi dire que la discrimination existe au Québec et ailleurs au Canada, sous plusieurs formes…

 

De plus, la tante d’Henri fait la remarque dans le livre que « l’homme noir est à l’origine de la race humaine » et, ailleurs, la mère de Claire dit que l’homme noir est celui qui fournit le plus d’énergie à ses filles et à elle, car ce sont les hommes « plus humains ». Elle dit aussi que les êtres uniquement féminins qui composent son espèce cherchent à s’accoupler avec des hommes à la peau blanche, car ceux-ci pourraient leur permettre de produire un premier enfant mâle. Si cela se réalisait, les créatures pourraient perpétuer leur race et n’auraient plus besoin des humains pour ce faire. Cela leur permettrait d’enfin dominer la Terre… J’ai tendance à voir une satire et une critique sociale assez forte dans l’importance accordée à la peau blanche possède pour le succès de leur visée eugéniste!

 

Crédit photo : Ioana Popescu Crainic

 

En somme, je rigole un peu en me disant qu’après avoir lu et vu La Peau blanche, j’ai maintenant peur de la ville de Longueuil (vous verrez pourquoi!), mais la découverte du livre et du film m’amène beaucoup plus loin que ça. Elle m’a fait penser à l’amour et aux individus que je côtoie tous les jours (bien sûr, je n’insinue pas que je connais de potentielles créatures vampiriques ou démoniaques!). Quoique, qui sait… Après tout, l’habit ne fait pas le moine! Et encore moins la succube!

 

Révision : Mathieu Lauzon-Dicso