Par Magdalena Nitchi
Dans la littérature, il y a de nombreux questionnements sur ce que les chiens diraient s’ils pouvaient parler. Fifteen Dogs, par contre, se place directement dans l’esprit des chiens pour savoir comment ils pensent. Dans ce charmant roman écrit par André Alexis, Hermès et Apollon font un pari qui résulte en quinze chiens d’une clinique vétérinaire de Toronto acquérant une intelligence de niveau humain. L’idée de conférer cette sensibilité à des chiens qui ont déjà une expérience de vie m’intéresse plus que les histoires anthropomorphes où les animaux ont cette intelligence depuis leur naissance. Chaque mot de ce roman est un choix délibéré, et le contraste entre les modes de vie « humain » et « chien » que tous les chiens explorent est fascinant.
Même si les chiens ont gagné en intelligence d’un point de vue humain, ils ne sont pas automatiquement devenus des humains. Ils sont plutôt devenus un autre être hybride; ils sont entre les hommes et les chiens. J’aime l’accent mis par l’auteur sur un langage canin plus développé et sur la conscience de soi. Il place en évidence les avantages et les inconvénients de l’intelligence des chiens. La conscience de soi — particulièrement reliée aux questions sur le comportement et la conscience d’être différent des autres — est un trait très humain. Bien que les quinze chiens soient capables de communiquer entre eux, ils sont les seuls à comprendre leur nouvelle langue. Tous sont perturbés par ce changement, mais comprennent rapidement qu’ils doivent apprendre à vivre avec ce nouveau développement, qu’ils l’aiment ou pas. Comme le dit Atticus, un bouledogue: « personne ne peut faire taire les mots à l’intérieur ».
Les descriptions de ce livre sont très riches. J’ai apprécié l’accent mis sur les sons et les odeurs, plutôt que sur la vue. Avec leurs nouveaux cerveaux, les chiens intelligents ont une meilleure vue capable de percevoir le rouge. Cependant, ils restent physiquement des chiens, et utilisent leur odorat comme sens principal. Les descriptions poétiques des odeurs désagréables comme l’urine sont amusantes, et celles des odeurs agréables me font saliver. Elles m’ont aidé à m’imaginer dans le monde étrange d’un chien.
Cependant, c’est à noter que ce livre n’est pas pour tout le monde. Certains chiens meurent d’une manière graphique et violente. Suite à une scène particulièrement difficile, j’ai dû arrêter de lire quelques heures pour me changer les esprits. Fifteen Dogs contient de la cruauté envers les animaux, à la fois sous la forme de chiens qui s’attaquent entre eux et d’abus par des humains. J’ai réussi à digérer ces passages, mais je suis consciente que ce n’est peut-être pas tout le monde qui en est capable. Puisque le pari d’Hermès et d’Apollon dépend du degré de bonheur des chiens au moment de leurs morts, il est impossible d’échapper à cet aspect du livre durant la lecture.
De plus, quelques chiens intelligents meurent très rapidement au début du livre et apparaissent à peine dans l’histoire, tandis que d’autres chiens ont eu des chapitres complets dédiés à leur vie, et ultimement, à leur décès. Je réalise qu’ il aurait été difficile d’écrire un livre suivant en détail les quinze chiens. Dans la deuxième moitié de l’histoire, l’équilibre s’ améliore, suivant chacun des chiens restants à travers une histoire et un développement distincts. Ma déception vient du genre des chiens qui ont été tués au début. Sur les quinze chiens du début de l’histoire, seulement trois étaient des femelles. Toutes les trois sont mortes très rapidement, ce qui résulte en une meute entièrement masculine pour le reste du roman. J’aurais voulu voir si la vie d’une chienne aurait été décrite différemment, et comment la présence d’une chienne aurait changé la dynamique de la meute. Mon problème ne concernait pas nécessairement les morts en tant que telles, mais plutôt l’impact des morts sur le reste de l’histoire. L’histoire était bonne telle quelle, mais je pense qu’elle aurait été meilleure si une des femelles avait vécu plus longtemps.
Même si les humains sont une source de grande cruauté et parfois de mort pour les chiens, une grande bienveillance demeure présente entre les deux. À travers le livre, il y a de nombreux humains qui nourrissent les chiens, les accueillent, ou soignent leurs blessures. Cette compassion empêche deux chiens de mourir plus tôt. Les chiens de la meute spéciale apprennent à se méfier des humains, tout en leur portant un grand amour. J’ai beaucoup apprécié l’idée d’un « vrai nom », le nom donné à un chien par son maître préféré et qui devient le nom que les chiens utilisent pour se désigner eux-mêmes. Cette idée résume fondamentalement l’amour et la loyauté des chiens. Au fur et à mesure qu’ils deviennent plus habiles à communiquer dans leur nouvelle langue, les chiens apprennent aussi à dire les « vrai noms » des autres membres de leur groupe. La reconnaissance de ces noms avant même de devenir plus intelligents démontre la force de l’intelligence émotionnelle des chiens.
Les interactions entre les humains et les chiens étaient divertissantes. Même après avoir gagné leur intelligence, les quinze chiens gardent des idées fermement enracinées de leur culture et des règles sociales canines. Ces conventions incluent une hiérarchie très ferme, avec un chef de ménage qui peut ordonner aux autres de faire ce qu’il veut. Ces différences provoquent un conflit entre Manjoun, le caniche noir, et Nira, la femme qui l’adopte, lorsqu’elle réalise que le chien voit son mari comme le maître de la maison. Lorsque Nira essaie d’enseigner à Manjoun sa perspective féministe, il croit qu’elle dégrade son mari et qu’elle met en péril la hiérarchie de leur « meute », un choix qui bouleverse Manjoun. Malgré ces différences, les deux partagent un lien profond. J’apprécie que l’histoire n’essaie pas de donner raison à Manjoun ou Nira à ce sujet. À la place, Fifteen Dogs souligne qu’en dépit de ces différences, ils demeurent de bons amis — une leçon que certains d’entre nous pourraient utiliser ces jours-ci.
Les thèmes du roman étaient vraiment envoûtants. La question de savoir si l’intelligence humaine mène ou non au bonheur est un thème exploré tout au long de l’histoire. Plusieurs scènes se concentrent sur les débats entre Hermès et Apollon sur l’appréciation des chiens envers leur nouvelle compréhension du monde. Ce dilemme se reflète dans l’utilisation du langage par les chiens. Bien qu’ils soient désormais capables d’exprimer leurs sentiments de manière plus éloquente, ils se demandent tout de même quoi dire et ils continuent à avoir du mal à communiquer leurs sentiments.
Il y a des avantages et des inconvénients à l’intelligence, mais ce que les chiens semblent manquer le plus, c’est leur sens de soi. En tant que chiens ordinaires, ils étaient capables de rouler dans l’herbe, de jouer et d’aboyer sans se demander si leur comportement était correct. Au fur et à mesure que les années passent, les chiens commencent à se sentir différents. Ils agissent comme des chiens de la même manière qu’un humain fait semblant d’être un animal; ils imitent quelque chose qui ne leur est pas familier. Un chien qui ne sait plus comment réagir ou aboyer comme un chien ne se sent plus comme un chien. Ils sont devenus une nouvelle espèce qui n’existe que pendant le bref intervalle de temps que dure le pari d’Apollon et d’Hermès. Ainsi, le livre ne prend pas position dans le débat de si l’intelligence versus l’inconscience, mais il explore en détail les conséquences négatives de donner aux chiens les fonctions d’un esprit humain. Les chiens ne sont pas émotionnellement équipés pour y faire face. Ils ne tentent jamais de projeter leurs expériences personnelles sur les autres, et ils acceptent d’être dans une situation unique, quelque chose qui souligne le ton de réalisme magique de ce livre.
Un autre élément fascinant de Fifteen Dogs est la présence du panthéon des dieux grecs, qui existe dans notre monde sans explication. J’ai apprécié la façon dont les divers dieux, comme Hermès — et Zeus, une fois qu’il s’implique dans la situation — choisissent chacun leur chien préféré. André Alexis explique brillamment les raisons pour lesquelles les dieux sont attirés par certains chiens et montre que même les dieux sont capables de former des liens de sympathie avec les animaux.
Malgré la mort de tous les chiens, la fin du livre est douce. Des moments d’affection très tendres entre humains et chiens étaient présents tout au long de l’histoire. André Alexis a écrit un roman qui offre à la fois une vision unique de la mythologie grecque et un aperçu fascinant de l’état d’esprit d’un chien. Son utilisation de la perspective est excellente, et si vous êtes capable d’accepter la violence, je vous recommande vivement de lire Fifteen Dogs.
Revision: Francesca Robitaille
Header image © Francesca Robitaille