Par Adario Chirgwin-Dasgupta
19h45: notre groupe a réussi à s’approprier deux longs bancs à l’étage, au niveau du transept, à l’Église Saint-Jean-Baptiste. Assis sur le dos de nos sièges, nous surplombons la salle principale avec une vue sur l’espace devant l’autel, qui servira bientôt de scène. Tout en jasant, nous guettons l’arrivée des membres de l’OJV, l’Orchestre de Jeux Vidéo. Comme son nom l’indique, cet ensemble symphonique se consacre à la musique de jeux vidéos, ainsi qu’à des phénomènes populaires qui y sont associés[1]. Et justement, en ce vendredi 22 septembre au soir, accompagné du Choeur de Musique de Film du Québec, l’OJV réalisera trois pièces qui rendront hommage aux thèmes musicaux d’un des grands piliers de la fantasy: Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien et ses adaptations au cinéma et en jeux vidéos.
La chaleur intense qui remplit l’église a un effet un peu assoupissant, mais la clameur excitée des 1700 spectateurs réussit à éloigner les bras de Morphée. Une armée de musiciens équipés d’instruments à vent et de cuivres brillants entre sur scène, suivie par un long cortège de choristes (l’un d’eux est même déguisé en Gandalf!) Les 130 artistes prennent leurs positions et testent leurs instruments et leurs voix sans que le vacarme de la foule ne diminue. Ce rassemblement de musiciens et de chanteurs me rappelle un extrait du Silmarillion décrivant la création du monde de Tolkien, lorsque le dieu Illùvatar s’adresse à ses chanteurs célestes, les Ainurs:
«Et puis, Illùvatar leur annonça:
– Du thème que je vous ai déclaré, je désire maintenant que vous créez en harmonie une Grande Musique. Et puisque j’ai embrasé en chacun de vous la Flamme Impérissable, vous révélerez vos pouvoirs en ornant ce thème, chacun par ses propres pensées et passions, s’il le voudra. Mais moi, je m’assiérai et j’écouterai, et je serai heureux que, par vous, une grande beauté aura été éveillée en chant.»
Avant toute autre chose, Illùvatar avait créé les Ainurs, des esprits divins aux chants sublimes. Illùvatar leur proposa alors un grand thème, qui, en mélangeant leurs voix uniques et variées, tissa la destinée du temps et sculpta un monde physique d’une splendeur envoûtante, qui fut nommé «Arda». Au cours des millénaires suivants, les Ainurs qui protégeaient Arda abandonnèrent les Enfants d’Ilùvatar – les Elfes et les Humains – et ces derniers assumèrent le contrôle de leur monde, dorénavant appelé «la Terre du Milieu».
Ce mythe de création tolkienien – l’Ainulindalë – me fait comprendre à quel point la musique est intégrale aux oeuvres du grand écrivain: le chant est un aspect récurrent de ses romans; du moins, c’est ce que j’ai observé dans mes lectures du Hobbit et du Silmarillion.
Il va sans dire que la bande sonore des films du Seigneur des Anneaux renforce ce lien, avec ses airs tantôt lugubres et menaçants, tantôt épiques et édifiants. C’est le genre de musique auquel je m’attends ce soir, et, à 20h15, après une brève présentation que nous peinons à entendre du haut de la galerie, elle ne tarde pas à commencer.
La première pièce ne dure pas longtemps, mais les paroles graves et nostalgiques entonnées par les choristes me sont familières. Elles sont difficiles à distinguer, mais j’arrive enfin à identifier la chanson lorsque j’entends le refrain: What was stolen must be returned. C’est l’ode principale du Hobbit, «The Song of the Lonely Mountain», qui raconte la perte du joyau le plus précieux du royaume des nains, l’Arkenstone. Cette pierre précieuse est l’objectif de la toute première quête publiée de Tolkien, celle qui le précède l’écriture de ce qui est devenu sa fameuse trilogie.
Pour les trente prochaines minutes, c’est au tour de la musique des jeux vidéos inspirés de l’univers de Tolkien à être jouée. Shadow of Mordor, le plus récent, paru en 2014, est le seul dont j’ai vraiment entendu parler. L’orchestre amorce cette partie du concert avec un thème sorti brûlant des enfers, imprégné de la haine et du désir de corruption qui font les forces de Sauron. On se sent comme au Mordor! Éventuellement, il laisse la place à une ambiance de taverne plutôt joviale – mais c’est une illusion éphémère, car les airs intenses du Mordor reviennent à l’attaque, et c’est comme si on pouvait entendre l’anéantissement de villages entiers! Heureusement, l’espoir de l’héroïsme surgit vers la fin de la trame, et on assiste alors à un duel éternel entre le bien et le mal, chaque fois que les deux thèmes alternent dans le jeu des musiciens.
L’interprétation en trois mouvements de la bande sonore des films conclut ensuite le concert. Bien que les thèmes se répètent vers la fin, certaines de mes pièces favorites sont jouées. Je reconnais l’air enjoué du Comté, distinct parmi tous les autres, plus graves. C’est une musique douce et festive, qui incarne bien l’esprit des joyeux hobbits, de leurs tanières bien douillettes, où le thé du soir est siroté près du feu. Puis, à l’autre extrémité de ce spectre symphonique qui voltige autour de nous, il y a le thème de l’Anneau. Subtile mais sinistre, la mélodie évoque parfaitement cet anneau à l’apparence inoffensive qui renferme le pouvoir infernal de Sauron: «Un Anneau pour les gouverner tous. Un Anneau pour les trouver. Un Anneau pour les amener tous et dans les ténèbres les lier.»
Vers 22h00, l’animateur annonce la fin du concert; notre groupe se dépêche donc de quitter l’église pour ne pas être englouti par la masse de l’immense foule. J’envisage le long trajet qui me sépare de mon chez-moi, mais à bien y penser, ça reste préférable à un périple de plusieurs mois jusqu’au mont Destin, à être guetté par les Nazgûl! De retour dans mon quartier et inspiré par la musique grandiose de l’OJV, je m’élance dans l’obscurité de la nuit vers le weekend qui m’attend.
***Les Horizons imaginaires tiennent à remercier
l’Orchestre de Jeux Vidéo pour le billet de faveur offert au rédacteur.***
Révision: Xin Yue Liu et Mathieu Lauzon-Dicso
[1] D’ailleurs, si vous êtes curieux, je vous invite à lire l’entrevue que ma collègue Xinyi a faite avec trois musiciens de l’orchestre, au début de notre dossier thématique sur «Montréal, ville imaginaire»!