Par Leah Benabou
Le court roman Le nom du monde est forêt, par la célèbre auteure de science-fiction Ursula K. Le Guin, nous transporte dans un univers au colonialisme interstellaire dans lequel des responsables militaires, des scientifiques et des anthropologues de la Terre revendiquent une place sur la planète Athshe. Les opérations sur Athshe consistent principalement en l’exploitation de la forêt, les ressources arboricoles de la Terre ayant été épuisées par l’abus continu des ressources de la planète. Athshe, recouverte en grande partie par des zones forestières, représente un site idéal pour combler les besoins des envahisseurs, d’autant plus que ses habitants sont des êtres pacifiques de taille beaucoup plus petite que les humains, ce qui rend leur conquête facile pour les Terriens.
Les Athshéens sont donc réduits en esclavage et travaillent pour les colons à la fois en tant que destructeurs de leur propre planète et que serviteurs personnels. Or, lorsque le capitaine Davidson, arrogant et obsédé par le pouvoir, viole et tue l’épouse de Selver, un des Athshéens, les autochtones découvrent rapidement les voies de la violence et de la guerre : ils se battent alors pour chasser les colonisateurs de leur planète.
Le nom du monde est forêt est une allégorie flagrante du colonialisme. Bien construite, détaillée et émotionnellement efficace, l’histoire recrée les atrocités bien trop réelles résultant de luttes coloniales pour le territoire, le pouvoir et la richesse, ainsi que de l’exploitation capitaliste moderne des pays moins développés par les puissances économiques de notre monde. Davidson est un officier militaire assoiffé de pouvoir. Ses convictions personnelles sont utilisées contre des êtres naïfs et lui permettent de rationaliser son comportement. Même si certains humains tentent de mettre fin à ce comportement, comme le scientifique Lyubov, et qu’ils réussissent à la fin, il est trop tard pour réparer les dégâts une fois que le mal est fait.
Notamment, la novella de Le Guin rend compte de la perte des traditions culturelles, qui s’inscrit dans la destruction de l’espace physique. Par exemple, dès le début du récit, on découvre le concept de « rêve » qui, au sein de la culture athshéanne, diffère beaucoup du rêve qu’on connaît. Pour les Athshéens, le rêve n’est pas quelque chose qui se passe de manière aléatoire pendant le sommeil ; c’est plutôt une pratique active et une compétence que les Athshéens peuvent acquérir. C’est une méthode qui leur permet d’établir un autre contact avec eux-mêmes et avec le monde qui les entoure. Le Guin nous fait entrevoir que les Athshéens sont des êtres spirituels et connectés à la nature, plus que les Terriens, qui ne peuvent rêver que s’ils sont endormis ou qu’ils ont ingéré certains psychotropes. Or, le texte nous rappelle que malgré les différences, les échanges demeurent possibles : Lyubov et Selver, grâce à la relation étroite qu’ils ont appris à entretenir, ont pu partagé des éléments de leur culture respective. Et avant que Davidson ne déclenche le conflit, Lyubov a su comprendre le concept du rêve athshéen, autant qu’un Terrien peut réellement le faire.
Tout au long de l’histoire, Selver et Lyubov parlent de l’amitié interspécifique qu’ils ont nouée. En raison de sa compréhension plus approfondie des Athshéens en tant que société unique et intelligente, égale sinon supérieure à celle de la race humaine, Lyubov fait pression sur Davidson et les autres responsables militaires qui considèrent les Athshéens comme primitifs. Utilisant ses connaissances scientifiques et son expérience de première main du peuple autochtone, Lyubov plaide en faveur de la fin de l’esclavage et de la surexploitation des ressources naturelles d’Athshe. Cependant, le pouvoir militaire en place l’ignore…
En combinant les thèmes du génocide colonialiste et de la cupidité capitaliste, le travail de Le Guin illustre la nature cyclique des événements historiques, ainsi que l’ignorance volontaire et le refus des élites à tirer les leçons des erreurs du passé. Le nom du monde est forêt est un récit édifiant, qui dénonce le capitalisme comme une force destructrice. Des scènes graphiques de destruction sont décrites dans les moments décisifs de l’histoire, lorsque Selver amène de grands groupes d’Athshéens à sortir de leur existence pacifique quand il devient évident qu’ils devront lutter pour la survie de leur planète et de leur mode de vie. Dirigée par Selver, que son peuple finit par considérer comme un dieu, la nouvelle armée athshéenne attaque le camp des colonisateurs dans un carnage marqué d’images vives et de feu, où les Terriens subissent de lourdes pertes. Dans un renversement critique, poussés à bout, les Atshéens comment ainsi à leur tour des actes irréparables, qui marqueront ce qu’ils sont devenus comme peuple. Comme Selver l’exprime lui-même à la fin du livre, « Ce qui existe, existe. Il est inutile, maintenant, de prétendre que nous ne savons pas comment nous tuer entre nous. »
L’allégorie est ainsi omniprésente dans l’œuvre de Le Guin. Elle décode les réalités socio-économiques, reconstruisant des univers fictifs en apparence très différents du nôtre, exposant toutefois les vrais comportements humains pour mieux les critiquer. À la parution du Nom du monde est forêt en 1972, Le Guin convoquait ses lecteurs à une réelle remise en question, et – malheureusement peut-être – celle-ci peut toujours avoir lieu aujourd’hui.
Révision : Feng Sheng Lin