Par Magdalena Nitchi

 

Le langage, un des socles de la civilisation humaine, est l’une de mes grandes passions; j’aimerais d’ailleurs pouvoir en apprendre une nouvelle à l’université, lorsque ce sera le temps! C’est donc sans surprise que j’ai trouvé fascinant le film de science-fiction Arrival du réalisateur Denis Villeneuve, et que j’ai eu du plaisir à le revisionner pour ce dossier. C’est surtout que, dans la plupart des autres livres ou films de science-fiction que je connaissais avant, soit les extraterrestres parlent des langues similaires à celles des humains, soit les humains ont déjà décrypté ces langues avant le début de l’histoire, et la communication entre les espèces se déroule facilement. Par contre, l’intrigue même d’Arrival est centrée sur une langue extraterrestre, sur son décodage par des humains et sur la façon dont son apprentissage change les perceptions du personnage principal, puis du reste de l’humanité entière.

 

Louise Banks, la protagoniste du film, est une linguiste mandatée par les dirigeants du monde pour essayer de déchiffrer le langage d’extraterrestres issus d’une civilisation avancée, des « heptapodes » gigantesques dont les vaisseaux viennent d’atterrir à divers endroits de la Terre. Cependant, plus Louise interagit avec les créatures, plus elle se met à subir des hallucinations auditives et visuelles liées au fonctionnement de leur langue.

 

Chaque fois qu’on apprend une langue, cela affecte notre perception du monde. On voit les choses différemment, on les réfléchit autrement. Les nuances propres à une langue qu’on découvre permettent à certains points de vue ou sentiments de devenir plus clairs, alors qu’ils nous étaient inaccessibles dans notre langue maternelle, parce qu’on peut enfin les exprimer. Les mots utilisés peuvent drastiquement changer le sens de ce qu’on dit, et, je crois, parfois même de ce qu’on pense. Par exemple, dans Arrival, des scientifiques chinois réalisent qu’ils peuvent aider les heptapodes à communiquer avec eux en utilisant le jeu du mah-jong, mais ils paniquent quand les êtres géants semblent subitement parler d’une « arme ». Ce que ces chercheurs ne comprennent pas tout de suite, c’est qu’en ayant forcé les heptapodes à communiquer avec un code qui est fondamentalement basé sur l’opposition et le conflit, ils ont limité les possibilités d’expression des extraterrestres. Louise s’en rend compte, elle comprend que leurs interlocuteurs ne voient pas la différence entre une arme et un outil. Comme elle l’explique à ses collègues, « if all I ever gave you was a hammer… », tout le reste ressemblera à des clous!

 

Crédit: Magdalena Nitchi

 

Lorsque Louise finit par enfin comprendre la langue des heptapodes, elle saisit du même coup l’ampleur du message qu’ils destinaient à l’humanité. Mieux encore, tout cela lui permet de mieux voir l’univers à leur façon. Cette langue mystérieuse lui donne accès à toute une autre façon de percevoir la vie, qu’elle n’aurait jamais envisagée avant. Cette histoire concorde bien avec ma propre expérience des langues étrangères : apprendre une nouvelle langue, c’est parfois comme voir quelques pièces d’un casse-tête, isolées, puis à un certain moment, si on a assez de pièces, une image se forme, et c’est un moment magique! C’est cet émerveillement qui me donne la passion et la patience d’apprendre des langues, et il est parfaitement reproduit dans Arrival.

 

D’ailleurs, sur ce point, je trouve aussi pertinent de comparer le film à « Story of Your Life », la nouvelle de Ted Chiang dont il est adapté. Dans le texte, les séparations entre chaque partie de l’histoire, ainsi que les changements dans la concordance des temps de verbe et les références très nombreuses à un « tu » présent dans la vie de Louise indiquent assez clairement et assez tôt dans la nouvelle quel type de nouvelles perceptions l’apprentissage de la langue extraterrestre a provoqué chez la linguiste. Honnêtement, l’ambiguïté qui plane sur tout cela dans le film m’a semblé bien plus intrigante.

 

Crédit: Magdalena Nitchi

 

Le film est un peu difficile à comprendre au début, mais en fait, cela permet aux spectateurs de se mettre vraiment dans la peau des personnages et de vivre l’histoire comme eux, car l’expérience qu’ils vivent leur est aussi confuse. C’est compliqué, mais c’est ce qui rend le film unique et savoureux. Je recommande fortement de voir ce film au moins une fois, deux si possible : la deuxième fois où je l’ai revu, j’ai relevé plusieurs indices de la perception nouvelle de Louise et sur le fonctionnement de la langue des heptapodes qui m’avaient échappé la première fois. En effet, le film dévoile de nombreux indices sur la nature des heptapodes. Par exemple, le film commence avec un monologue dans lequel Louise dit : « Memory is a strange thing. It does not work like I thought it did. » Il faut être patient pour bien comprendre ce que cette déclaration veut dire.

 

Ce film, comme l’écriture des heptapodes, est un continuum qui s’évade en un beau cercle complet. Il est magnifique tant sur le plan linguistique que visuel, et à mon avis, il s’agit d’un vrai chef-d’œuvre.