Par Adario Chirgwin-Dasgupta
«Ne jugez pas un livre par sa couverture.» On nous le répète sans cesse, mais avouons-le: dès qu’on voit le dessus d’un roman, on en évalue la valeur immédiatement! On s’entend qu’un livre de qualité devrait donc arborer une page couverture convenable! Toutefois, Et si le diable le permet, le dernier roman de Cédric Ferrand, paru en mai dernier aux Moutons électriques, a été doté d’une couverture qui est tout amochée – mais par exprès! Fausses déchirures, traces d’usure et bouts de ruban adhésif, tout contribue au trompe-l’œil d’une esthétique de l’usé, comme si le livre était un vieux bouquin. On dirait quasiment une sorte de journal de bord, bourré de notes, peut-être celui d’un détective, si l’on considère les deux silhouettes sur la couverture, qui, selon moi, semblent celles d’un homme et d’une femme habillées à la Sherlock Holmes. Ce n’est d’ailleurs pas trop loin de la vérité – on découvre rapidement que l’histoire se déroule en 1930, deux ou trois décennies après les dernières aventures de Holmes. D’ailleurs, bien que cette «étrange aventure de Sachem Blight & Oxiline» ait lieu à Montréal et non à Londres, notre belle ville prend un peu les airs de la capitale britannique. Enfin, je dévie du sujet – venons-en à l’histoire!
Suite à la Grande Dépression, Sachem Blight, un aventurier à la Indiana Jones, s’emploie à recueillir de jeunes aristocrates qui se sont mis dans le pétrin lors de leurs voyages exotiques aux quatre coins du globe. Que ces jeunes gens frivoles aient été pris en otage par des pirates ou capturés par les initiés de cultes sinistres, c’est à Blight de les retrouver et de les ramener au bercail. Ses exploits se rendent jusqu’aux oreilles de Curtis M. Jenkins, un entrepreneur américain vivant à Montréal qui gère la construction du Pont du Havre. L’homme d’affaires engage Blight pour qu’il retrouve son fils Stanley, qui a fugué quelque part dans les bas-fonds de la métropole. En même temps, Sachem doit apprendre à connaître sa demi-sœur Oxiline – une adolescente qui fréquente le collège Villa-Maria – et il la recrute pour l’aider dans son enquête. Les Blight partent donc sur les traces du fugueur, mais des ennemis guettent chaque pas que fait l’improbable duo: soudards antisyndicalistes, crapules de bar, et même les membres d’un ordre mystique, tous les affrontent à divers moments du roman et font obstacle à leurs aventures. Et on soupçonne, alors que de subtils indices commencent à transparaître, que quelque chose de lugubre et de surnaturel se prépare à Montréal, et que les Blight y seront accidentellement mêlés…
À quoi avons-nous donc affaire? À un roman policier historique? Ou, en nous fiant au titre, à de la fantasy un peu démoniaque? Eh bien, ne vous faites pas d’illusions à ce propos: l’histoire n’a rien à voir avec le diable des contes traditionnels du folklore québécois! Néanmoins, l’aspect quasi démoniaque n’est pas complètement absent non plus… Bref, c’est une intrigue policière du 20e siècle, qui penche vers la fantasy noire; un roman qu’on pourrait même qualifier de lovecraftien, à certains égards. Sauf que dans ce cas, l’horreur indicible qu’on retrouve dans les textes de H.P. Lovecraft est traitée avec une subtilité considérable – dans les récits lovecraftiens traditionnels[1], les allusions à des dieux cauchemardesques finiraient par monopoliser l’intrigue.
Ce n’est pas le premier roman que Ferrand publie chez Les Moutons Électriques: il y a d’abord eu Wastburg, une histoire de fantasy d’inspiration médiévale que j’ai eu le plaisir de lire le printemps dernier, et Sovok, une uchronie dans un Moscou rétrofuturiste. Bien qu’ils s’alignent sur des genres de l’imaginaire différents, les livres de Ferrand partagent certaines similarités. Comme c’était le cas dans Wastburg, la ville en tant que telle est centrale dans l’intrigue d’Et si le diable le permet. Elle permet, en particulier, d’exposer toutes sortes de manigances politiques et de rivalités linguistiques, des thèmes récurrents dans l’écriture de Ferrand. Une altercation dans un bar entre des ouvriers socialistes et des matraqueurs capitalistes joue alors deux rôles: elle permet à l’histoire d’avancer – Sachem se fait prendre dans l’affrontement et en sort complètement battu –, mais elle révèle aussi une part véritable de l’histoire de Montréal, soit les difficultés qui ont retardé la syndicalisation des ouvriers dans les années 1930. Blight est Torontois et il explore donc le Montréal de la première moitié du 20e siècle en même temps que les lecteurs, qui risquent de ne pas avoir connu cette époque. On revisite plein d’endroits qui sont bien connus des Montréalais, comme le collège Villa-Maria, la rue Sainte-Catherine, le Port (pas encore tout à fait Vieux dans les années 1930, puisque les activités portuaires y ont lieu, dans la réalité, jusqu’en 1976), et tant d’autres endroits. Ainsi, Ferrand réussit à intégrer habilement des morceaux de l’histoire montréalaise à la progression de son récit. Les Blight interrogent même Adrien Arcand durant leur enquête, cet ancien journaliste aux tendances fascistes qui soutenait l’idéologie nazie, que certains se rappellent peut-être grâce à leurs cours d’histoire! Même que Sachem lui fait presque manger une volée, ce qui aurait été plutôt amusant si ça s’était produit dans la vraie vie!
Rappelez-vous, cependant, que le roman n’est pas un simple roman historique. Comme je l’ai mentionné, éventuellement, le quotidien montréalais commence à sortir de la norme, et ce sera là que les choses se gâteront pour les Blight. Sans trop vous en dévoiler, je peux vous dire que Ferrand contrôle extrêmement bien la vitesse et la direction que prennent ses intrigues, avant de tout conclure dans des crescendos narratifs inoubliables.
Lorsque vous entamerez cette lecture, préparez-vous à redécouvrir Montréal et à affronter le secret maléfique qui se terre au creux de la ville turbulente.
Révision : Alina Orza et Mathieu Lauzon-Dicso
[1] Si vous ne connaissez pas le genre lovecraftien, je vous invite à lire la nouvelle «L’Appel de Cthulhu»!