Par Magdalena Nitchi

Nous vivons aujourd’hui dans un monde anxieux de l’imminence d’un possible apocalypse. Si on écoute les nouvelles, il semble que l’apocalypse — nucléaire, environnemental ou social — est inévitable. Dans ces temps difficiles, les histoires post-apocalyptiques s’annoncent souvent comme autant d’aperçus du désastre imminent. Pourtant, de plus en plus d’histoires se concentrent maintenant sur la survie elle-même, et sur la façon dont la race humaine prévaudra malgré toutes les épreuves à laquelle elle devra faire face.

On trouve justement ce type de persévérance et de lutte à l’échelle humaine dans Station Eleven, roman de science-fiction de l’autrice canadienne Emily St. John Mandel paru en 2014. Dans cette histoire écrite en anglais, plusieurs trames s’entrecroisent et nous entraînent dans un périple de fin du monde. On bascule entre le début de la chute de la société telle qu’on la connait, alors que survient une pandémie de grippe, et une vision de ce qui reste de notre monde, vingt ans après l’effondrement. La majorité de la population a péri, et les survivants sont isolés dans des communautés sans électricité.

Le récit alterne entre la vie et les relations d’Arthur Leander, un acteur qui meurt d’une crise cardiaque la nuit où l’épidémie se transforme en pandémie, et le quotidien, vingt ans plus tard, de la Symphonie Itinérante, une troupe de musiciens et de comédiens qui voyage d’une petite colonie humaine à l’autre pour présenter des concerts et des mises en scène de pièces de Shakespeare. Dans le croisement de ces histoires, c’est la survie de l’humanité qui se dévoile, tant physiquement que culturellement.

© Magdalena Nitchi

Mandel réussit à construire plusieurs intrigues complexes, qui s’amorcent toutes avec la mort d’Arthur Leander. Acteur connu et trois fois divorcé, il incarne bien tous les plaisirs et les vices de la civilisation d’avant la grippe. À mes yeux, même si son décès n’est pas causé par le virus qui anéantira le monde, sa mort soudaine est un symbole puissant pour marquer le début de ce roman apocalyptique.

Malgré son amorce morbide, le livre ne se concentre pas sur la mort, mais plutôt sur la survie. Plusieurs survivants résistent à la grippe et doivent trouver leur place dans un monde nouveau. Mandel gère ainsi une impressionnante galerie de personnages de manière magistrale, en donnant à chacun un passé et des caractéristiques uniques. Leurs vies s’entrecroisent de façons surprenantes, avec des rebondissements et des coïncidences qui, à certains moments, m’ont époustouflée.

Ces rencontres se concrétisent souvent grâce aux activités de la Symphonie Itinérante. Outre des « commerçants » et des brigands, c’est le seul groupe qui voyage volontairement, pour une bonne raison: préserver l’art. Dans ce futur incertain, voyager s’avère très dangereux, et la Symphonie fait souvent face à la violence et à l’hostilité dans les colonies. Ce monde est instable, car les communautés qui subsistent sont toujours sur le point de s’effondrer ou de tomber sous le joug de sectes religieuses et extrémistes. Or, dans une telle société, est-il raisonnable de dépenser autant d’énergie pour préserver Bach, Mozart ou Shakespeare? Il semblerait plus logique de s’installer simplement quelque part, de se concentrer sur les nécessités quotidiennes, au lieu de lutter chaque jour contre les périls de la route.

La réponse, on la retrouve peinte telle quelle sur une paroi de la caravane principale de la Symphonie Itinérante, sous la forme d’un dicton de Star Trek qui capture en quelques mots l’essence même de sa ténacité: « Parce que survivre ne suffit pas. »

À certains égards, cette phrase pourrait représenter la quintessence de la folie humaine. Mettre sa propre vie en danger pour une trivialité artistique qui n’est même pas appréciée par tous les spectateurs, cela semblera à coup sûr idiot à ceux dont le regard se veut rationnel. Cependant, je pense que ce dicton incarne plutôt l’essence de la nature humaine elle-même. L’humanité ne pourrait pas tout bonnement survivre dans un monde dépourvu de culture, car celle-ci est fondamentalement inscrite dans l’identité humaine. Que ce soit à l’oral ou par écrit, la narration et la musique sont des manifestations du phénomène culturel, la clé qui permet aux gens de se rassembler et de façonner leurs identités. Je pense que la place importante qu’occupe la culture dans Station Eleven confère au roman une bonne dose de vraisemblance et amplifie les émotions puissantes qui lient les nombreux personnages.

D’après moi, l’art est aussi essentiel à la survie. Dans notre monde — le monde de Station Eleven avant la grippe —, l’art nous sert à établir des connexions avec les autres. Au début du livre, Arthur rencontre ses futures femmes grâce à son art. Toutefois, à sa mort, son succès et sa gloire l’ont rendu si riche qu’il ne sait plus comment avoir une relation avec quiconque. Il a perdu sa passion pour le théâtre. Il essaie de la retrouver dans le rôle de King Lear, mais il est trop tard pour lui. Cependant, malgré la mort d’Arthur, l’art et le flair créatif continuent de fleurir grâce à la génération suivante. L’art pour l’art, la passion de découvrir les classiques et de les exprimer à travers le jeu émouvant des acteurs, tout cela reste le refuge de la vie et des émotions humaines.

© Magdalena Nitchi

La préservation de la culture comme gage de notre survie passe aussi par Kirsten et August, deux membres de la Symphonie Itinérante qui explorent souvent ensemble des bâtiments abandonnés de « l’ancien monde ». Ils cherchent différentes reliques du passé, des traces du vieux monde disparu. Malgré l’effort qu’ils doivent déployer pour transporter ces bibelots inutiles sur leurs propres dos — par exemple, une petite maquette de la navette spatiale Enterprise —, souvent sur plusieurs kilomètres, Kirsten et August persistent dans leur aventure de collectionneurs et conservent leurs trouvailles soigneusement. En effet, ces items représentent pour eux une nécessité vitale. La tendresse avec laquelle ils prennent soin de ces objets et le temps qu’ils dépensent pour les examiner encore et encore nous rappellent notre propre passion pour la culture.

C’est surtout cet aspect de Station Eleven qui rend ce livre si beau à mes yeux. Même après une catastrophe incompréhensible, ceux qui résistent se regroupent et persévèrent. Le monde à venir croule peut-être sous la violence et la destruction, mais des traces de gentillesse et de miséricorde subsistent malgré tout. Les personnages sont compliqués et imparfaits; bref, magnifiquement humains. Station Eleven est une histoire qui inspire à survivre.

Révision : Francesca Robitaille